Le marché noir de la devise est devenu, selon l’économiste Abderahmi Bessaha, le véritable centre de gravité de l’économie algérienne. Avec un écart de 85% face au taux officiel et un poids de 25 milliards de dollars, il dicte désormais les prix, l’épargne et l’investissement, au prix d’1 point de croissance par an et de milliers d’emplois perdus.
En Algérie, la valeur effective du dinar ne se décide plus dans les salles de marché officielles, mais dans les ruelles du square. Selon Abderahmi Bessaha, le marché parallèle des devises a franchi un seuil critique tel qu’il “constitue désormais le centre de gravité de l’économie réelle et financière”, reléguant le taux de change officiel au second plan. Fin 2025, l’euro s’y échange entre 280 et 282 dinars, contre 151 dinars au taux officiel, soit une prime record de 85% qui place l’Algérie à des niveaux comparables aux crises égyptienne, nigériane ou libanaise.
Pour Bessaha, cette distorsion traduit “une perte de crédibilité du régime de change officiel et l’émergence d’un risque macro-financier qui ne peut plus être ignoré”. Le taux parallèle n’est plus un phénomène marginal : il pèse désormais 25 milliards de dollars, soit 9,5% du PIB, et “structure la plupart des décisions économiques” des ménages et entreprises, de la formation des prix importés aux anticipations d’inflation, en passant par les arbitrages d’investissement, les stratégies d’approvisionnement et les comportements d’épargne.
Quand le taux parallèle devient le “vrai” prix de la devise
Dans cette configuration, le taux officiel n’est plus qu’une référence administrative tandis que le square sert d’ancre nominale de facto. Bessaha souligne que “le taux officiel ne joue plus son rôle d’ancrage nominal” : c’est le cours parallèle qui oriente les anticipations et les décisions des agents économiques. Les importateurs fixent leurs prix au taux du marché noir, les ménages convertissent leur pouvoir d’achat à ce cours, et les investisseurs évaluent leur risque en conséquence.
Cette hégémonie a un coût mesurable. Selon le modèle économétrique de Bessaha, un écart de change supérieur à 80% “réduit la croissance potentielle d’environ 1 point de pourcentage du PIB par an”, soit une perte cumulée de près de 2,4 points sur 2024-2025, presque une année entière de croissance. L’investissement privé se contracte de 8%, la compétitivité externe recule de 6,5%, tandis que ce dualisme ajoute “entre 4,5 et 6,3 points au niveau d’inflation observée” sur la même période. À cela s’ajoute une destruction de 36 000 à 60 000 emplois par an, soit jusqu’à 120 000 sur deux ans, liée à la baisse de croissance induite par le désordre monétaire.
Au-delà des chiffres, le taux parallèle façonne la hiérarchie des comportements économiques. Il « influence les prix importés, ancre les anticipations d’inflation, oriente l’épargne, affecte la liquidité bancaire et modifie les flux commerciaux », privant la Banque d’Algérie de son rôle d’ancrage nominal et perturbant la transmission de la politique monétaire. La dollarisation avancée de l’épargne-près de 40% en devises contre 15% dix ans plus tôt- traduit cette défiance et fragilise les bilans bancaires.
Un marché noir au cœur de l’architecture macroéconomique
L’une des thèses centrales de Bessaha est que le marché parallèle n’est plus un simple mécanisme d’arbitrage, mais “la structure dominante du marché de la devise”, enracinée dans les rigidités structurelles de l’économie algérienne. Sur six décennies, il est passé d’un phénomène confidentiel (2-3 millions de dollars dans les années 1960-1970) à une profondeur inédite de 25 milliards de dollars en 2025, alimenté par le rationnement institutionnel, la trajectoire budgétaire expansionniste, l’inflation et l’écart chronique entre taux officiel et parallèle.
Ce basculement nourrit un cercle vicieux : l’écart structurel de plus de 130 dinars depuis 2022 “a érodé la crédibilité du régime de change” et ancré des anticipations de dépréciation de 8 à 12% par an, renforçant la demande de devises. Le maintien d’un taux officiel artificiellement bas “pour contenir l’inflation importée est neutralisé” dès lors que c’est le taux parallèle qui sert de référence.
Pour Bessaha, cette situation relève d’un “risque systémique en quatre dimensions” : perte de l’ancrage nominal, opacité de la balance des paiements, distorsions dans l’allocation des ressources et fragilisation des bilans bancaires. Le marché noir “redéfinit l’allocation des ressources, affaiblit l’efficacité des politiques publiques et compromet la stabilité financière”, devenant le révélateur d’une crise profonde de confiance dans le dinar et la gouvernance macroéconomique.