La décision récente de la Banque africaine de développement (BAD) de soutenir le projet de gazoduc transsaharien TSGP (Trans-Saharan Gas Pipeline) relance la rivalité énergétique entre Alger et Rabat.
Destiné à acheminer jusqu’à 30 milliards de mètres cubes de gaz nigérian par an vers l’Europe via le Niger et l’Algérie, ce projet réactive une vision ancienne, mais longtemps jugée irréalisable en raison des risques sécuritaires au Sahel. La BAD, par son engagement, entend offrir une alternative intra-africaine aux exportations gazières vers le Vieux Continent, dans un contexte où les besoins européens en énergie ne cessent de croître depuis la rupture stratégique avec Moscou.
En parallèle, le projet concurrent de gazoduc Nigeria-Maroc (NMGP), plus long, mais politiquement moins risqué, avance ses pions. Le royaume chérifien affirme que le projet a “définitivement remporté les faveurs des investisseurs”, même si aucun nom n’a été officiellement confirmé. Ce tracé traverserait plus de treize pays d’Afrique de l’Ouest – Bénin, Ghana, Côte d’Ivoire, Sénégal ou encore Mauritanie – qui, pour certains, espèrent à leur tour exporter d’ici quelques années leurs propres excédents de gaz naturel.
Pour ces États, le pipeline marocain serait non seulement un corridor d’exportation vers l’Europe, mais aussi un outil d’intégration énergétique sous-régionale. En cas de réalisation, le gaz nigérian y côtoierait les molécules issues des nouveaux gisements offshore ivoiriens, sénégalais (Grand Tortue Ahmeyim) ou mauritaniens.
Deux routes, deux visions, deux impasses ?
Sur le plan technique, le projet TSGP offre l’avantage d’un tracé plus court, d’une connexion directe au réseau algérien de gazoducs et d’un accès immédiat aux marchés européens via les infrastructures existantes vers l’Italie (TransMed) ou l’Espagne (Medgaz).
L’Algérie, riche d’une longue expérience dans l’exportation de gaz, dispose déjà de la capacité industrielle pour réceptionner, compresser et injecter le gaz nigérian. Mais l’axe Kano-In Salah présente une faille majeure : il traverse des zones hautement instables, notamment le centre du Niger, théâtre de tensions armées depuis la prise du pouvoir par les militaires en 2023.
Le projet marocain, lui, contourne la ceinture sahélienne et offre une option à priori politiquement plus stable même si la traversée du territoire non autonome du Sahara Occidental promet un bras de fer juridique. Il bénéficie aussi du soutien stratégique de l’Union européenne, désireuse de renforcer son partenariat énergétique avec le Maroc.
Cependant, sa longueur – plus de 5 600 km – en fait un projet particulièrement coûteux (plus de 25 milliards de dollars selon certaines estimations) et complexe à coordonner. De plus, le gazoduc Nigéria-Maroc dépendrait à son extrémité de la réactivation du Gazoduc Maghreb-Europe (GME), dont l’exploitation a été suspendue en 2021 par l’Algérie, dans un contexte de crise diplomatique avec Rabat.
Ce pipeline, par lequel le Maroc prélevait annuellement plus de 500 millions de m³ de gaz algérien, assurait une partie de la production d’électricité du pays. Depuis l’arrêt du contrat, le Maroc a dû se tourner vers des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) depuis l’Espagne, en utilisant le GME à rebours – un symbole de résilience, mais aussi de dépendance.
Le pari du GNL : le Nigeria veut garder la main
Face à ces défis, une troisième voie émerge : le GNL. Le Nigeria, qui possède déjà l’un des plus grands complexes de liquéfaction du continent à Bonny Island (NLNG), pourrait décider de contourner totalement la question des gazoducs en exportant directement ses 30 milliards de m³ de gaz par voie maritime, sous forme liquéfiée.
Ce choix, porté par la flexibilité logistique du GNL, offrirait au pays une diversification des débouchés : Europe certes, mais aussi Asie et Amérique latine, où la demande explose. Les majors comme Shell, TotalEnergies ou Eni, déjà très présentes dans le GNL nigérian, regardent cette option avec intérêt. Plus rapide à déployer qu’un mégaprojet transfrontalier, une expansion du GNL permettrait aussi au Nigeria de rester maître de ses volumes, sans dépendre des turbulences politiques ou des tensions bilatérales entre ses voisins.
La tendance mondiale joue d’ailleurs en faveur du gaz liquéfié. En 2022, plus de 40 % des importations européennes de gaz provenaient du GNL, contre 19 % avant la guerre en Ukraine. Cette réorientation stratégique de l’Europe, combinée à l’essor des terminaux de regazéification en Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie, renforce l’intérêt d’un modèle d’exportation maritime. Pour le Nigeria, le pari serait clair : éviter de choisir entre Alger et Rabat, et devenir un fournisseur global aux mains libres.
L’Europe, un marché sous pression pour vingt ans
Sur le fond, les trois options – TSGP, NMGP ou GNL – répondent à une dynamique unique : la reconfiguration complète du marché gazier européen depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Longtemps dépendante de Moscou (jusqu’à 40 % de ses importations en 2021), l’Europe a depuis misé sur la diversification.
La Norvège, les États-Unis, l’Algérie, le Qatar et l’Azerbaïdjan sont devenus des partenaires-clés, mais la demande reste forte et structurelle. La transition énergétique prévoit une montée en puissance des renouvelables, mais le gaz naturel demeure la seule énergie fossile encore “tolérée” à moyen terme, car il émet moins de CO₂ que le charbon ou le fioul.
Selon les projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande européenne en gaz devrait se stabiliser autour de 350 à 400 milliards de m³ par an jusqu’en 2040, avec une part importante destinée à compenser la baisse de production intérieure.
Dans ce contexte, le Nigeria a un rôle à jouer, mais il devra trancher : s’impliquer dans des alliances géopolitiques régionales ou se positionner comme un champion du GNL africain. À terme, la bataille des gazoducs entre Alger et Rabat pourrait bien être éclipsée par une réalité plus froide et plus liquide : celle des méthaniers.