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Argent rare, colère vive : les bijoutiers algériens au bord du gouffre

Par Djafar Ouigra
12 octobre 2025

Depuis plusieurs semaines, les artisans bijoutiers traversent une véritable tempête. La matière première se fait rare, les prix s’envolent, et les circuits officiels semblent impuissants. Ce métier ancestral, reconnu pour sa finesse et son authenticité, vacille entre inflation, spéculation et abandon institutionnel.

Les flammes des creusets se sont éteintes, les établis sont déserts. Ce n’est pas la modernité ou l’industrialisation qui ont éteint la passion, mais une crise inédite de l’argent, une flambée brutale des prix qui asphyxie tout un pan du patrimoine algérien.

Quand le métal devient un luxe

Pour Sofian, artisan depuis plus d’une décennie, colère et résignation se mêlent :
« Il y a deux semaines, le kilo d’argent valait 240 000 DA. Aujourd’hui, il dépasse les 350 000 DA. Comment voulez-vous que je travaille ? J’ai tout investi dans un stock, mais si je vends maintenant, je perds de l’argent. Alors je conserve mes pièces. Je préfère attendre plutôt que vendre à perte. »

Son témoignage résume le drame d’un secteur piégé par l’instabilité.

Rabah, bijoutier depuis les années 2000, confirme :
« On dit que la matière est introuvable, mais sur le marché noir, elle circule jusqu’à 370 000 DA le kilo. C’est absurde. »

Ces voix, venues du cœur de l’artisanat kabyle, traduisent une angoisse bien réelle. L’argent, autrefois symbole de pureté et de prospérité, est devenu le reflet d’un désordre économique profond.

Le retour du marché noir

Derrière cette crise, une question dérangeante se pose : comment le métal peut-il être absent des circuits officiels tout en étant si présent sur les réseaux parallèles ?

Rabah se souvient de l’époque où l’AGENOR, agence nationale de distribution, régulait la circulation du métal à Alger, Tizi Ouzou ou Béjaïa. Aujourd’hui, cette structure n’existe plus. Dans le vide laissé par l’État, l’informel a pris le relais, imposant ses propres règles et prix.

Ce désordre menace tout un écosystème : les bijoutiers, les apprentis, les petites fonderies, mais aussi les familles qui vivent de cette tradition transmise depuis des siècles.

Hassane, lui, a tout arrêté :
« Ça fait deux semaines que je ne travaille plus. Personne ne peut garantir la stabilité. On vit au jour le jour, sans visibilité ni protection. »

Le métier d’artisan bijoutier, que les associations d’Ath Yanni espèrent faire classer patrimoine mondial de l’UNESCO, traverse peut-être sa plus grande crise depuis l’indépendance.

Une crise locale dans une tempête mondiale

Ce drame n’est pas qu’algérien. Le marché mondial de l’argent connaît aussi une agitation inédite.

Le prix spot a atteint, le 9 octobre dernier, 51 dollars l’once, franchissant pour la première fois depuis 1980 le seuil symbolique des 50 dollars. Une hausse de près de 70% depuis le début de l’année, propulsée par deux forces contradictoires.

Selon les experts de FXEmpire, cette flambée repose sur un double moteur :
« L’argent prolonge sa hausse, soutenu à la fois par la demande de valeur refuge et la demande industrielle. »

Autrement dit, d’un côté, les investisseurs achètent le métal blanc pour se protéger des tensions géopolitiques et de l’inflation ; de l’autre, les industries en consomment toujours plus, notamment dans les secteurs de l’énergie solaire et de l’électronique.

Le Silver Institute prévoit même une hausse de 2% de la demande mondiale en 2025.

Mais derrière cette euphorie financière, les conséquences sont désastreuses pour les petits artisans. La pression des prix internationaux se répercute localement, aggravée par l’absence de régulation nationale. Ce qui se joue sur les marchés de Londres ou de New York finit par étrangler les mains calleuses des bijoutiers kabyles.

Un espoir brisé : la loi de finances 2026

Au moment même où les artisans cherchaient un souffle d’air, la loi de finances 2026, encore en attente d’approbation, semblait ouvrir une fenêtre d’espoir.

Elle prévoit l’encadrement de l’importation et de l’exportation temporaires des ouvrages d’or, d’argent et de platine, permettant aux artisans d’intégrer les circuits officiels du commerce extérieur et de valoriser leur production à l’international.

Un cri du cœur pour sauver un patrimoine

Ce qui se joue aujourd’hui dépasse le simple prix de l’argent. C’est la survie d’un héritage national, le dernier souffle d’un artisanat qui raconte l’histoire du pays à travers ses motifs et ses métaux.

Si rien n’est fait pour réguler, protéger et soutenir ces artisans, le bijou kabyle deviendra bientôt un souvenir figé dans les vitrines des musées, plutôt qu’un symbole vivant du génie algérien.

Entre spéculation mondiale et inertie nationale, l’argent continue de flamber.

Mais derrière l’éclat du métal, il ne reste plus que les larmes et la colère de ceux qui, dans le silence de leurs ateliers, refusent de voir disparaître le plus précieux de nos arts.

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