Le fait est sans doute inédit au Royaume : une procession humaine, au cœur des montagnes, loin du tumulte des métropoles et des discours politiques rassurants, pour faire entendre leur voix. C’est celle des habitants d’Aït Bouguemez, vallée enclavée de la province d’Azilal, dans le haut atlas, qui ont décidé, le 9 juillet dernier, d’entamer une marche pacifique sur plusieurs kilomètres vers la ville d’Azilal. Leur objectif : alerter sur des décennies de marginalisation et exposer une série de revendications simples, mais vitales : des routes, des soins, des écoles, de l’eau potable, et une connexion au reste du monde.
Une mobilisation rare et déterminée
Surnommée « marche de la dignité », cette mobilisation a réuni des centaines de femmes, d’hommes et surtout de jeunes issus de 27 douars. Fatigués des promesses non tenues, ils ont emprunté à pied les sentiers montagneux escarpés pour se rendre à Azilal, faute de transports disponibles. Leur marche a été largement relayée sur les réseaux sociaux, provoquant un élan de solidarité inédit pour cette région longtemps oubliée. Au cœur de leurs doléances figurent : la réhabilitation de deux routes régionales, vitales pour la mobilité et l’accès aux services essentiels ; un transport scolaire renforcé, notamment pour les jeunes filles, victimes d’un fort taux de décrochage scolaire ; un centre de santé doté d’un médecin permanent, d’une ambulance et d’un minimum d’équipement médical ; l’accès à l’eau potable, à Internet et à la couverture mobile ; des infrastructures de jeunesse et de formation, dont des terrains de sport, un centre culturel, une école communautaire, un centre de formation professionnelle et la protection des terres agricoles et la gratuité des permis de construire.
Des promesses… en attendant les actes
Arrivés à Azilal, les manifestants ont été reçus par le gouverneur de la province. Ce dernier s’est engagé, oralement, à assurer une couverture mobile intégrale de la vallée, à garantir la présence permanente d’un médecin, en partenariat avec des associations et à accorder gratuitement les permis de construire dans un délai de dix jours. Mais pour les habitants, ces engagements ne seront crédibles que s’ils sont suivis d’effets concrets. Beaucoup redoutent que cette mobilisation rejoigne la longue liste des alertes ignorées. La « marche de la dignité » n’est pas un cas isolé. Elle s’inscrit dans une dynamique plus large de revendications rurales. En 2017, les manifestations du Hirak du Rif avaient secoué le nord du pays, avec des demandes similaires : hôpitaux, routes, universités, et travail. Plus récemment, les habitants de Imider ont mené une mobilisation continue depuis 2011 contre la spoliation de leurs ressources en eau par une entreprise minière. En 2023, c’était au tour de Sidi Ifni et de certaines communes du Moyen Atlas d’exiger un accès à l’eau potable et aux services de base. Ces mouvements, bien que localisés, témoignent tous d’un même mal : la fracture territoriale entre Maroc des villes et Maroc des campagnes.
Une économie en mutation… aux effets inégaux
Sur le papier, le Maroc affiche des avancées importantes. Le gouvernement se félicite même d’une croissance autour de 3,4 % en 2024, d’un taux d’investissement public en infrastructures élevé, et d’indicateurs maîtrisés sur le plan macroéconomique. Mais ces chiffres masquent de profondes disparités : En milieu rural, près de 70 % des enfants de moins de 6 ans vivent sous le seuil de pauvreté multidimensionnelle, le taux de mortalité maternelle en zones rurales reste deux fois plus élevé que dans les villes, l’accès à Internet fixe ne dépasse pas 15 % dans les zones rurales et plus de 1,5 million de jeunes ruraux sont en situation de non-emploi, non-scolarisation, non-formation. Une situation qui contraste avec les grands projets engagés dans les grandes métropoles. Pour les habitants d’Aït Bouguemez, cela illustre un Maroc à deux vitesses, où le développement reste concentré sur les pôles urbains. « Nous ne demandons pas des privilèges, mais de quoi vivre ici dignement », déclarait un habitant lors de la marche, selon des journaux. Un cri d’alerte qui révèle tout le fossé qui sépare le Maroc des grandes villes exposé au regard international et celui des laissés pour compte, dans les zones rurales en proie à un dénuement.