L’audience accordée par le chef de l’État algérien Abdelmadjid Tebboune, lundi 2 juin, à Rodolphe Saadé, président-directeur général du groupe CMA CGM, a mis en lumière l’intérêt renouvelé du géant français du transport maritime pour le port d’Oran. Le projet de concession du terminal à conteneurs, à travers la filiale CMA Terminals, marque une étape importante dans la stratégie méditerranéenne du groupe, mais soulève aussi de nombreuses interrogations sur sa pertinence et ses perspectives à long terme.
Une ambition logistique affirmée
CMA CGM entend transformer le terminal à conteneurs d’Oran en une plateforme moderne et performante. Le projet prévoit la rénovation des infrastructures, l’automatisation des équipements, ainsi que la création d’une base logistique intégrée. L’objectif affiché est d’augmenter significativement la capacité annuelle du port, tout en développant une nouvelle ligne régulière Marseille-Oran opérée par La Méridionale (filiale du groupe), avec des navires propulsés au GNL.
Cette initiative s’inscrit dans la volonté de CMA CGM de renforcer son réseau de hubs méditerranéens, en synergie avec ses terminaux de Tanger Med, Nador West Med ou Fos-sur-Mer. Oran, idéalement située sur la façade ouest de l’Algérie, est perçue comme un maillon stratégique pour relier l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, et répondre aux besoins croissants du « near-shoring » européen.
Un pari sur la croissance du trafic conteneurisé
Ce pari intervient alors que les performances du port d’Oran en matière de conteneurs restent modestes : 210 000 EVP traités sur les neuf premiers mois de 2024, un chiffre très en deçà des grands ports méditerranéens. Le port d’Oran s’est historiquement spécialisé dans l’importation de céréales, de viande ou d’aliments pour bétail, et dans l’exportation de ciment et de métaux ferreux. L’exportation de clinker, est une autre spécialisation qui s’est développée ces dernières années.
La prudence s’impose d’autant plus que le commerce extérieur algérien hors hydrocarbures stagne : selon les données officielles, les exportations non pétrolières et gazières sont passées d’environ 2,1 milliards de dollars en 2014 à 7 milliards en 2023, mais cette progression n’a pas été confirmée en 2024. Elle reste modeste rapportée à la taille de l’économie et au potentiel logistique du pays.Elle est en outre peu portée par les marchandises contenariseées comme le montre d’ailleurs l’activité du port d’Oran. Conséquence, sur la même période, la part des conteneurs dans le trafic global n’a pas connu de véritable envolée, limitant la rentabilité des grands projets portuaires.
Un environnement concurrentiel et incertain
Le pari de CMA CGM s’inscrit dans un contexte de concurrence accrue. L’Algérie n’a pas officiellement renoncé à la construction du nouveau port centre de Hamdania, projet d’envergure confié à des partenaires chinois, qui ambitionnent d’en faire une porte d’entrée majeure pour les flux régionaux. Les autorités algériennes continuent de promouvoir ce projet, et souhaitent associer des entreprises algériennes à sa réalisation tandis quand les investisseurs chinois restent déterminés à combiner construction et exploitation de l’infrastructure situé près de Cherchel à 80 km à l’ouest de la capitale.
À l’Est, le terminal à conteneurs de Djendjen, opéré par Dubai Ports (DP), poursuit son développement et aspire à capter une part croissante des échanges régionaux. La tension entre Alger et Abu Dhabi ne devrait pas empêcher la poursuite de l’exploitation des terminaux d’Alger et de Djendjen par DP jusqu’à le terme contractuel de 30 ans des concessions de scellés en 2009 et 2010. Face à cette multiplication projetée des infrastructures, la question d’une surcapacité portuaire se pose avec acuité. Le rythme de la croissance du commerce extérieur hors hydrocarbures sur les 30 prochaines années ne présente pas suffisamment de certitudes en l’état actuel de la trajectoire économique de l’Algérie. La fonction de port d’éclatement qui, elle ne dépend pas prioritairement du dynamisme économique du pays d’acceuil est elle déjà assurée par les terminaux du Nord Méditerranée et de Tanger Med. Le terminal d’Oran devra se tailler une place.
Une connaissance fine du contexte algérien
CMA CGM ne s’engage toutefois pas en terrain inconnu. Le groupe dispose d’une excellente connaissance du contexte logistique algérien. Illustration du lien spécial au pays, Lazhar Hani, l’emblématique PDG de la la filiale algérienne du groupe, qu’il a dirigé pendant de très longues années, est devenu le premier (2020-2021) des nombreux ministres du Transport de l’ère Tebboune. Cette expertise locale constitue un atout pour anticiper les évolutions du marché et s’adapter aux spécificités du pays.
Un levier diplomatique et stratégique pour Alger ?
L’optimisme affiché par CMA CGM sur l’avenir du trafic de conteneurs en Méditerranée va de pair avec une confiance dans l’amélioration des relations entre Alger et Paris, malgré les tensions actuelles. Certains observateurs s’interrogent toutefois sur la dimension tactique de l’intérêt algérien pour CMA CGM : le groupe français pourrait-il servir de levier dans les négociations avec les Chinois autour du projet de Hamdania ? Cette hypothèse n’est pas à exclure, alors que la compétition pour l’exploitation des futurs hubs logistiques algériens s’intensifie.
Le projet d’Oran s’inscrit dans une dynamique mondiale où le trafic de conteneurs continue de croître, même si le rythme ralentit. CMA CGM, troisième armateur mondial derrière MSC et Maersk, opère dans plus de 420 ports et 160 pays, et multiplie les investissements dans les concessions portuaires à long terme. Mais la réussite de ces stratégies dépendra, s’il devait opérer à Oran, de la capacité de l’Algérie à diversifier son économie, à dynamiser son commerce extérieur et à éviter la constitution d’une bulle de capacités logistiques.