Dans un pays où la liberté d’expression a souvent été mise à l’épreuve, la scène culturelle algérienne traverse aujourd’hui une profonde métamorphose. Face à des restrictions systématiques, les acteurs culturels ne se résignent pas au silence, mais inventent, avec brio, des stratégies de contournement. Ce phénomène, loin d’être marginal, révèle une véritable révolution culturelle opérant dans l’ombre des interdictions officielles.
Cette dynamique de résistance se manifeste d’abord à travers des initiatives locales. C’est le cas du café littéraire de la commune Tichy, en petite Kabylie. Sa situation illustre les contradictions inhérentes à la politique culturelle en Algérie : bien qu’autorisée par l’assemblée populaire communale, cette initiative s’est heurtée à un mur d’interdictions administratives.
Kamel, qui en est l’organisateur, témoigne des mécanismes de censure complexe : « Les rencontres que je coordonne dans ce local subissent constamment la censure des autorités, qui multiplient les obstacles administratifs et remettent systématiquement en question la légitimité de nos activités culturelles. »
Ces entraves bureaucratiques ne sont pas isolées : elles relèvent d’une stratégie systématique de contrôle. La dichotomie entre le traitement des activités politico-religieuses et celui des événements culturels révèle un mécanisme délibéré de suppression de la pensée critique. Tandis que les premières sont « autorisées, encadrées, subventionnées et même sécurisées », les secondes suscitent une suspicion constante.
Parfois, la répression prend des formes particulièrement brutales. Ahmed K., organisateur d’un café littéraire dans la wilaya d’Oran, raconte ainsi l’intervention brutale des autorités : « Elles ont empêché la tenue d’un colloque sur la justice transitionnelle en Algérie, arrêtant tous les responsables de l’association, les employés, tous ceux présents dans les locaux, et refusant catégoriquement que le colloque ait lieu. »
La censure ne provient pas uniquement des autorités. Une partie de l’élite intellectuelle participe, de façon plus insidieuse, à un climat d’autocensure. « La seconde censure vient d’une partie des élites intellectuelles, qui soutiennent le pouvoir ou tentent d’éviter sa colère, afin de conserver leurs postes et leurs avantages », poursuit Kamel. Ce phénomène s’est accentué depuis le Hirak, créant une fracture au sein même de la communauté intellectuelle : entre ceux qui défendent la liberté d’expression, parfois au prix de leur carrière, et, ceux, qui préfèrent le compromis pour préserver leur statut.
L’émergence des « influenceurs culturels » numériques
Face à cette répression, les acteurs culturels ont rapidement compris la nécessité d’innover pour contourner les obstacles. Le numérique est devenu leur principal vecteur de libération. L’université Batna 2, dans l’est algérien, a été l’un des premiers bastions de cette résistance technologique, avec le développement de plateformes alternatives. « Nos plateformes numériques sont devenues des espaces où les étudiants peuvent dialoguer librement, les professeurs partager des perspectives variées, et la pensée critique continuer de bourdonner », explique Karim R., responsable numérique.
Le numérique présente des avantages certains : il dilue la notion de territoire administratif, complique la mise en œuvre des interdictions locales, et permet une diffusion instantanée et massive des contenus, réduisant ainsi l’efficacité de la censure. Un phénomène remarquable accompagne cette transformation : l’émergence d’« influenceurs culturels » algériens sur les plateformes numériques.
Jeunes, technophiles, ces nouveaux médiateurs créent des communautés virtuelles autour de thématiques culturelles variées. Ces espaces virtuels permettent aussi l’émergence de formes hybrides d’expression artistique. Le « digital storytelling » algérien, mêlant traditions orales et outils numériques, séduit particulièrement les jeunes générations.
Nabil K., artiste digital de Constantine, incarne à merveille cette dynamique : « Nous réinventons nos contes traditionnels à travers des podcasts, des animations, des installations interactives. C’est une façon de préserver notre patrimoine tout en le rendant attrayant et accessible pour la génération Z ».
L’escalade du contrôle étatique sur les espaces culturels
La résistance culturelle ne se limite pas au numérique. Les acteurs culturels développent des modèles hybrides, associant espaces physiques et virtuels pour bâtir des écosystèmes résilients. « Notre centre dispose d’une bibliothèque contenant de nombreux ouvrages relatifs aux droits humains, justice, droit constitutionnel… des livres très rares. Il y a des efforts pour relier cette bibliothèque à la nouvelle génération d’étudiants et de chercheurs », détaille Hassan M, journaliste et animateur de rencontres à Alger. Et d’ajouter : « Malgré tous les efforts pour entraver le travail des cafés littéraires, certaines rencontres ont vraiment attiré une diversité de profils ».
Ces initiatives participent d’une dynamique plus large de préservation et de transmission du patrimoine culturel algérien. Avec pacifisme et hardiesse. Dans la ville d’Aokas, malgré huit conférences interdites, les organisateurs persistent. Rachid T., organisateur de cafés littéraires, incarne cette détermination : « Un café internet dans le centre-ville organise ces rencontres littéraires. Malgré le Ramadan, nous faisons tout pour les maintenir jusqu’à aujourd’hui. »
La dissolution de l’association « Azday Adelsan n Weqqas » (se traduit : Révolution culturelle d’Aokas), en avril 2023, témoigne de la volonté des autorités d’éradiquer ces structures. Cette dissolution a été prononcée par le tribunal administratif de Béjaïa, à la suite d’une plainte de l’administration de la wilaya de Béjaïa accusant ses membres de « prosélytisme religieux » par la diffusion de documents (CD, imprimés et dépliants) à thème religieux, notamment chrétien, en violation de la loi régissant les associations. Mais, paradoxalement, chaque tentative de suppression renforce la détermination des acteurs culturels et suscite un élan de solidarité.
L’un des organisateurs du café littéraire d’Aokas, organisé par ladite association, retrace l’évolution de ces pressions : « Toutes les conférences organisées entre juillet 2017 et le début du Hirak — y compris lors de sa première année — relevaient réellement d’un régime déclaratif au niveau local. Il n’était donc plus nécessaire de demander une autorisation pour organiser des conférences. Il suffisait de réserver la salle et d’inviter les intervenants. ». Cette relative liberté n’était pourtant qu’apparente. « Nous savons que les cafés littéraires d’Aokas ont toujours été étroitement surveillés. Il y avait toujours des policiers en civil présents lors des conférences. Dans toutes les conférences, des agents en civil étaient présents. Étant donné qu’il s’agit d’une petite localité, nous les connaissions. ».
L’escalade répressive s’est accentuée avec la pandémie et les suites du Hirak. « Les cafés littéraires se sont arrêtés, comme toutes les autres activités, pendant la période du Covid-19. Et, comme vous le savez, cette période a été marquée par une répression qui visait le Hirak et l’ensemble du peuple algérien. Les cafés littéraires ont donc disparu. ». Les intimidations ont alors pris des formes plus directes et sophistiquées. « Parmi les premières mesures directes, l’association a reçu ce que l’on pourrait appeler une ‘’mise en demeure’’. Et notre situation n’est pas un cas isolé. »
Ces témoignages révèlent l’arsenal de pression déployé contre ces initiatives : « Nous avons vu des murs tagués sur les locaux, avec des messages ambigus, du type : “l’association met fin à ces activités”, mais sans aucune précision. Certaines associations ont même été invitées à faire des engagements écrits — je ne me souviens plus exactement de la formulation — mais c’était du genre : “nous mettons fin à ces activités”, “nous retirons ces membres associatifs”, comme si cela relevait des statuts mêmes des associations. »
Et des procédures judiciaires se sont finalement déclenchées : « L’association a reçu — il me semble en mai 2022 — un document du ministère de la Justice lui indiquant qu’un procès la concernant s’était tenu en octobre 2023. Ils ont ensuite introduit un pourvoi en cassation, auprès du Conseil constitutionnel, puisqu’il s’agit d’un tribunal administratif. L’affaire est toujours en cours. »
Face à ces offensives liberticides, la diaspora algérienne joue un rôle crucial. Présente principalement en Europe et en Amérique du Nord, elle constitue un relais essentiel pour les voix censurées. Farid L., membre d’un Collectif citoyen, explique : « Nous servons de caisse de résonance pour les artistes et intellectuels réduits au silence. Grâce à nos réseaux, nous faisons connaître leurs œuvres et idées au-delà des frontières contrôlées. »
La pandémie de Covid-19 a renforcé cette portée internationale, en accélérant la digitalisation des échanges culturels. Festivals littéraires virtuels, expositions en ligne, résidences artistiques à distance… Les collaborations ont non seulement été maintenues, mais parfois intensifiées.
Vers une redéfinition de l’identité culturelle algérienne
Cette résistance participe d’une redéfinition profonde de l’identité culturelle. En s’affranchissant des canaux officiels, les créateurs algériens explorent librement des thématiques longtemps taboues. Les jeunes artistes contemporains interrogent les récits nationaux établis, revendiquant une diversité linguistique et culturelle jusque-là niée. La culture amazighe, longtemps marginalisée, se voit davantage reconnue dans ces espaces alternatifs.
Comme l’affirment certains acteurs culturels : « La culture algérienne ne meurt pas. Elle mute, s’adapte, et continue de respirer, tel un organisme vivant qui trouve toujours un chemin, même dans les contextes les plus hostiles. ». L’histoire actuelle de la culture algérienne est celle d’une résilience extraordinaire. Chaque tentative de musellement engendre de nouvelles formes d’expression ; chaque interdiction stimule l’inventivité des créateurs.
La révolution numérique a transformé la donne pour une génération entière de créateurs algériens. Artistes, écrivains et militants culturels exploitent désormais ces outils pour échapper aux contraintes traditionnelles et atteindre directement leur public. Cette effervescence créative accompagne les bouleversements que connaissent d’autres sociétés arabes, révélant une vitalité intellectuelle remarquable.
Les jeunes talents algériens développent leurs projets avec une ingéniosité qui force l’admiration, trouvant dans le numérique un espace de liberté inédit. Leurs voix portent au-delà des frontières, créant des ponts culturels là où les canaux officiels restent limités. Cette dynamique créative persiste et se renforce, démontrant qu’une société déterminée trouve toujours les moyens de s’exprimer et de faire rayonner sa culture.
Cet article a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
