Je suis aujourd’hui, en compagnie du professeur Mickael Haller, lauréat 2025 du Prix de Leipzig pour la liberté et l’avenir des médias, décerné par la Medienstiftung. Cette reconnaissance solennelle de la fondation allemande de la Sparkasse, dédiée depuis 2001 à la défense de la liberté de la presse, m’honore au plus haut point, à un moment particulier de reconstruction de ma vie professionnelle après deux années de prison.
Je remercie chaleureusement le jury pour ce choix, qui permet de remettre la lumière sur le sort de la liberté de la presse dans mon pays. Ce prix récompense, bien sûr, une longue fidélité à l’idéal de la liberté – celle de la presse et celle du citoyen. Il survient surtout en résonance avec un épisode intense de résistance collective à la mise à mort des acquis de la presse plurielle : des conquêtes obtenues par les Algériens au lendemain des sacrifices populaires d’octobre 1988, et largement préservées durant les pires années de la guerre civile (1992-2000), durant laquelle les journalistes ont payé un lourd tribut.
La campagne menée en Algérie et dans le monde pour ma libération a contribué à valoriser l’enjeu de cette résistance pour sauvegarder un espace libre aux médias algériens. Je veux remercier aujourd’hui, une nouvelle fois, toutes celles et tous ceux qui ont donné un souffle inattendu à cette bataille emblématique et, à travers elle, alerté sur ce qui arrivait de pire à la mourante expérience de la liberté de la presse dans mon pays : ma famille, mes collègues – vivants et disparus – de Radio M et de Maghreb Émergent, mes amis citoyens actifs, fidèles à l’espérance née du Hirak populaire de 2019, les ONG dans le monde, RSF en particulier, les personnalités des cinq continents qui ont intercédé en ma faveur et pour la libération des médias en Algérie, ainsi que mes codétenus, victimes de l’extinction brutale de la liberté d’expression. Ce prix est le vôtre.
La Medienstiftung a fait un choix courageux et clairvoyant. Il existe, en 2025, des dizaines de journalistes dans le monde – en dehors de ceux qui travaillent à Gaza – qui méritent bien plus ce prix. Revenir à l’expérience algérienne a pourtant beaucoup de sens aujourd’hui. L’enjeu de la liberté de la presse est global. Il impose une défense solidaire et un avenir commun. La diversité culturelle et géographique des précédents lauréats de ce prestigieux prix témoigne, sur plusieurs décennies, de cette conscience aiguë de notre éligibilité universelle aux libertés et de notre destin commun lorsqu’elles sont attaquées, même dans des pays sans traditions démocratiques.
L’Algérie a été, il y a trente-cinq ans, pionnière dans le monde arabe sur le front de la liberté de la presse. C’est un repère, certes très imparfait, qui est en train de disparaître dans un espace où les peuples ont exprimé, en 2011 avec le printemps arabe, ou encore récemment avec le Hirak du Rif au Maroc puis le Hirak algérien, une aspiration franche à la pleine citoyenneté et aux libertés. Cela peut paraître inconvenant d’affirmer que cette expérience algérienne est à ce point en péril, dans la semaine où l’armée israélienne revendique l’exécution de nos confrères d’Al Jazeera, portant à plus de 200 le nombre de journalistes assassinés alors qu’ils témoignaient du génocide à Gaza.
La hiérarchie des urgences est nécessaire et piégeuse en même temps. L’esprit qui réprime le droit universel du citoyen à l’information est le même partout : chez l’administration de Trump, sous le régime de Poutine, derrière les barreaux de Mohamed Ben Salmane, ou même chez les milliardaires qui ont pris possession des médias et, en partie, des opinions en Occident. Récompenser aujourd’hui, en Algérie, une résistance professionnelle et citoyenne en défense du journalisme indépendant dans une partie névralgique du monde rappelle que rien n’est jamais définitivement acquis nulle part pour les libertés, celle des médias plus que les autres.
C’est une raison supplémentaire pour dire ma gratitude à la fondation Sparkasse de Leipzig, la Medienstiftung.
Le prix dont je suis un heureux lauréat cette année parle de l’avenir des médias. L’avenir le plus immédiat pour moi est que je ne pourrai probablement pas être présent à la cérémonie de remise du prix, le 8 octobre prochain, en Allemagne. Mon épouse et moi sommes toujours privés de passeport. Un sort qui, avec les interdictions de sortie du territoire national (ISTN) extrajudiciaires, est devenu commun à des milliers d’Algériens.
L’avenir paraissait radieux la dernière fois où j’ai évoqué publiquement celui de nos médias. C’était en février 2020, lors de la cérémonie qui a fait de moi le dernier lauréat du prix Omar Ouartilane de la presse, disparu depuis. En cet été 2025, il est juste question de survie pour nous et notre manière d’exercer notre métier. La situation était, il faut l’avouer, déjà compliquée sans la charge répressive en cours depuis la mise au pas du Hirak : faillite de la presse papier, monopole public sur la publicité, sur la radio et contrôle strict des télévisions privées, émergence concurrentielle des réseaux sociaux, détournement de revenus par les GAFAM.
La vie professionnelle est très précaire, avant même le mandat de dépôt qui plane sur chaque réunion de rédaction en Algérie. Nous allons poursuivre pourtant notre mission d’information, protégée par la Constitution de novembre 2020. Je l’ai affirmé dès mon retour à la liberté et je m’y tiens. Nous voulons aussi, avec nos collègues de quelques médias résilients, réfléchir à de nouveaux modèles économiques, dans un pays où le paiement en ligne pour l’information n’est toujours pas une option réaliste.
J’espère, avec mes collègues, pouvoir rester connecté aux nombreuses bonnes volontés dans notre monde, pouvoir humblement contribuer, avec notre média spécialisé Maghreb Émergent, à la sauvegarde d’une norme professionnelle du journalisme, à l’heure où le métier doit redéfinir son rôle citoyen, se réinventer avec les nouveaux outils de l’IA et l’inversion des flux que proposent les réseaux sociaux.
J’espère enfin pouvoir transmettre plus que me battre dans les prochaines années. Et, pourquoi pas, émettre le vœu de venir à Leipzig, à l’âge respectable de mon colauréat, le professeur Mickael Haller, au bout d’un autre chemin de partage académique, pour remettre ce bienheureux prix à un autre journaliste, dans un monde apaisé, sans peur et sans haine.