En quelques mois, El Mordjene est passée du rayon d’épicerie aux valises des voyageurs, sans jamais entrer vraiment sur le marché européen. Une trajectoire qui bouscule le choix de faire de l’UE la priorité, au risque de reléguer les marchés du Sud au second plan.
El Mordjene, c’est devenu en deux ans un cas d’école de l’agroalimentaire algérien. La pâte à tartiner de Cebon a explosé grâce à TikTok l’été 2024, portée par la diaspora en France et au Canada. La production est passée de 8 à 80 tonnes par jour, les effectifs de 300 à 700 salariés, 40 000 m² d’usines rien que pour ce produit. Les ruptures de stock s’enchaînent, Cebon dit avoir écoulé tout un stock en une semaine au pic du buzz.
Sauf que voilà : l’UE bloque le produit. Non-conformité aux règles sanitaires sur les marchandises contenant des produits laitiers venant de pays tiers. Résultat, la pâte qui cartonne chez les consommateurs reste bloqués au port. Et derrière ce blocage, il y a une vraie question : pourquoi l’export algérien mise tout sur l’Europe, alors que l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Asie restent largement ignorés ?
Un succès qui s’est construit en Europe… sans y avoir accès officiellement
El Mordjene est devenue « la Nutella algérienne » dans l’imaginaire d’une partie de la diaspora. Des influenceurs en ont fait la promo sur TikTok, les vacanciers ont ramené des pots dans leurs valises, les épiciers et grossistes ont suivi. En quelques semaines, ruptures de stock partout. Le produit atteint même un prix élevé, vendu au-dessus des grandes marques internationales. Pour une PME algérienne, imposer un tarif premium à l’étranger, c’est rare. Ça justifie des investissements lourds et ça conforte l’idée que le marché européen, solvable et captif grâce à la diaspora, c’est la priorité.
Du coup, l’Europe devient la cible principale. Des discussions avec de grandes enseignes, Carrefour est cité comme perspective. Toute la stratégie se construit autour de ce marché : adapter la production, sécuriser l’approvisionnement en noisettes, dimensionner les usines, renforcer les équipes commerciales. L’Afrique, l’Asie, même le reste du monde arabe passent au second plan, alors que le produit aurait sa place là-bas.
Et c’est là que ça coince. L’UE ne reconnaît pas l’Algérie parmi les pays autorisés à exporter des produits laitiers transformés. Les exigences portent sur les audits vétérinaires, la traçabilité, les contrôles sur les contaminants ou les pesticides. À partir de septembre 2024, deux cargaisons bloquées au port de Marseille. En mars 2025, une saisie de plus de 15 000 pots, présentée comme une opération record par les douanes.
Côté algérien, certains acteurs de la défense des consommateurs dénoncent un protectionnisme déguisé au profit des marques européennes installées. Pendant ce temps, El Mordjene reste introuvable légalement sur les rayons français.
Pourquoi rester obsédé par l’Europe quand le Sud s’ouvre ?
Le paradoxe, c’est que Cebon ne part pas de zéro hors d’Europe. Avant même le buzz, environ 10 % de la production partait vers les pays du Golfe. La notoriété née du blocage européen a même facilité de nouveaux contrats dans cette région. Le Moyen-Orient apparaît comme une zone naturelle : proximité culturelle, goût pour les produits sucrés, capacité d’achat.
L’entreprise ne renonce pourtant pas au marché européen. Elle dit travailler avec les autorités concernées pour mieux maîtriser les exigences juridiques et sanitaires qui conditionnent l’accès à l’UE, avec l’objectif de mettre son produit en conformité. Autrement dit, sa priorité reste de lever les blocages réglementaires européens, plus que de redessiner en profondeur la carte de ses priorités à l’export.
Pourtant, d’autres options existent. Le continent africain, avec la ZLECAf, ouvre progressivement des perspectives de circulation des biens entre pays, même si les infrastructures et le pouvoir d’achat ne sont pas comparables à l’UE. L’Asie reste totalement hors radar, alors que des marchés ciblés pourraient être explorés avec des partenaires locaux.
Le frein n’est pas que réglementaire. Il est aussi mental et commercial. Pendant des décennies, l’export algérien a pensé pétrole, gaz et Europe. La diaspora a renforcé ce réflexe dans l’agroalimentaire : réussir à l’export, c’est « entrer en Europe ». Dans ce schéma, l’Afrique et l’Asie restent perçues comme des marchés secondaires, complexes, moins rentables.
Le cas El Mordjene montre pourtant que miser sur un seul marché, surtout le plus normé et le plus fermé, c’est risqué. D’autant que les coûts de production grimpent. Le prix des noisettes importées de Turquie a déjà pris environ 15 %, ce qui pèse sur les marges et oblige l’entreprise à relever ses tarifs.
La vraie question n’est donc plus seulement de savoir quand l’Europe rouvrira ses portes. C’est de comprendre pourquoi l’export algérien tarde à se projeter pleinement vers le Sud et l’Est, là où se jouent déjà une partie des marchés de demain.





