Francis Perrin est Directeur de recherche à l’IRIS (Paris) et chercheur associé au Policy Center for the New South (PCNS, Rabat). Dans cet entretien à Maghreb Emergent, il analyse l’évolution du marché pétrolier à la lumière des dernières décisions de certains membres de l’OPEP+ et des tensions géopolitiques et commerciales mondiales.
Maghreb Emergent : Huit membres de l’OPEP+ ont décidé d’une hausse de la production du pétrole. Qu’est ce qui justifie, à votre avis, cette décision ?
Francis Perrin : Huit membres de la coalition OPEP+, la Russie, l’Arabie Saoudite, l’Irak, les Emirats Arabes Unis (EAU), le Koweit, le Kazakhstan, l’Algérie et Oman, ont décidé d’augmenter leur production pétrolière beaucoup plus que prévu auparavant en mai et en juin 2025. Curieusement, ces pays justifient cette décision par le fait que les fondamentaux actuels du marché pétrolier sont «sains », comme le montre le niveau bas des stocks pétroliers. Ce commentaire est étrange alors que les prix du pétrole ont baissé d’environ 20% depuis le début de l’année. Au-delà de cette explication officielle, il faut aller chercher les vraies raisons.
S’agit-il d’une nouvelle stratégie ou les membres, du moins les plus influents, ont cédé aux souhaits de Donald Trump ?
Il s’agit à la fois d’une nouvelle stratégie et d’une réponse aux demandes insistantes de Donald Trump. Le président américain veut faire baisser les prix du pétrole par une production plus importante provenant des Etats-Unis et des pays OPEP/OPEP+. Plusieurs des huit pays cités ci-dessus ne souhaitent pas contrarier Donald Trump, surtout la Russie par rapport à la guerre en Ukraine et les pays arabes du Golfe parce qu’ils ont besoin de la protection américaine. De plus, le président américain se rend au Moyen-Orient à partir du 13 mai. Il ira notamment en Arabie Saoudite et aux EAU, deux pays faisant partie des huit pays de l’OPEP+ qui ont augmenté leur production beaucoup plus fortement que prévu.
Outre les pressions de Donald Trump, il est probable que l’Arabie Saoudite veuille envoyer un avertissement à certains autres pays de l’OPEP+ qui dépassent leurs quotas de production. Il semble également clair que l’Arabie Saoudite et certains autres pays aient décidé de changer leur stratégie en passant de la défense des prix par la réduction de l’offre à la défense de leurs parts de marché. Le royaume saoudien laisse entendre depuis plusieurs jours qu’il pourrait très bien s’accommoder de prix plus bas pendant quelque temps.
La chute des prix du pétrole, suite à cette décision, risque-t-elle de perdurer ?
Le 6 mai, le Brent de la mer du Nord a terminé la journée à $62 par baril environ et le West Texas Intermediate (WTI) à $59/b. La poursuite de la baisse en dessous de $60/b, voire vers les $50/b, est un scénario possible. Cela dit, beaucoup de choses vont dépendre de la guerre commerciale que Trump a lancée en avril, notamment contre la République Populaire de Chine. Ces deux pays sont en effet les deux plus gros consommateurs de pétrole dans le monde. De plus, la guerre commerciale va au minimum ralentir la croissance économique mondiale, voire entraîner une récession. Si ces tensions commerciales persistent et s’aggravent, les prix pourraient continuer à baisser. A l’inverse, si des accords commerciaux importants étaient annoncés prochainement entre les Etats-Unis et divers pays, les prix pourraient remonter. Autre élément clé, les tensions géopolitiques au Moyen-Orient, en particulier entre l’Iran, d’une part, les Etats-Unis et Israël, d’autre part. Si les négociations engagées le 12 avril – via le sultanat d’Oman – entre Washington et Téhéran devaient échouer, il est possible ou probable que des actions militaires soient entreprises contre l’Iran, ce qui ferait monter les prix du pétrole. Les pressions baissières sont fortes actuellement mais un retournement de situation n’est donc pas à exclure.
Quelles éventuelles conséquences, selon vous, sur certaines économies qui dépendent de la rente pétrolière, comme l’Algérie, par exemple ?
Pour les pays pétroliers, la chute des prix a trois impacts négatifs : la baisse de leurs recettes d’exportation, la diminution des recettes fiscales liées au pétrole et un ralentissement de la croissance économique. Ces impacts négatifs seront d’autant plus forts que la chute des prix sera importante et durable et que les pays sont dépendants vis-à-vis des revenus pétroliers. Entre le 2 avril, le «Jour de la libération » selon Trump, et le 6 mai, les cours du brut ont chuté de $12/b pour le Brent. C’est important, mais pas encore dramatique. Un autre élément qui compte pour les pays exportateurs de pétrole est l’ampleur de leurs réserves financières à travers leurs banques centrales et/ou des fonds souverains. Plus ces réserves sont importantes, plus les pays concernés peuvent résister à une chute des prix. Il faut donc examiner ces divers aspects pour apprécier les conséquences de la baisse des cours sur chaque pays pétrolier.
Comment voyez-vous l’évolution du marché les prochains mois ?
Je vois énormément d’incertitudes. Que se passera-t-il avec la guerre en Ukraine ? Que se passera-t-il avec la guerre à Gaza ? Comment évolueront les négociations entre l’Iran et les Etats-Unis ? Quand et comment sortira-t-on de la guerre commerciale ? Les évolutions de ces tensions économiques et géopolitiques auront un impact fort sur le marché pétrolier dans les semaines et les mois à venir.
Au début de cette année, on estimait que 2025 serait marquée par un excédent de l’offre pétrolière mondiale sur la demande, ce qui laissait penser que la tendance des prix serait baissière. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche accentue cette tendance puisque l’une des obsessions du président américain est de faire baisser les prix du pétrole. Et la guerre commerciale devrait entraîner un ralentissement économique mondial et une moindre croissance de la consommation pétrolière. Mais, comme évoqué ci-dessus, le poids des incertitudes géopolitiques rend toute prévision très difficile.