Depuis l’adoption en 2022 d’un cadre légal inédit pour encadrer l’auto-entrepreneuriat, les freelancers algériens espéraient un tournant. Mais sur le terrain, la réalité est bien plus complexe : entre environnement semi-informel, obstacles bancaires et restrictions sur les devises, le quotidien des prestataires de services numériques est semé d’embûches.
La loi n° 22-23 du 18 décembre 2022 portant statut de l’auto-entrepreneur marque une rupture historique dans l’approche algérienne du travail indépendant. Elle définit l’auto-entrepreneur comme « toute personne physique exerçant à titre individuel une activité lucrative figurant dans la liste des activités éligibles au statut d’auto-entrepreneur et dont le chiffre d’affaires annuel n’excède pas un seuil fixé conformément à la législation en vigueur ».
Ce statut ouvre l’accès à un régime fiscal simplifié (IFU à 0,5 % du chiffre d’affaires) et à une couverture sociale via la CASNOS ainsi que d’une couverture sociale via la CASNOS. Pour les exportateurs de services, la réglementation prévoit une exonération permanente de l’IBS et de l’IRG au prorata du chiffre d’affaires réalisé en devise. Mais l’accès à ces devises reste problématique. Les freelancers se heurtent à un système bancaire « très en retard » par rapport à ce qui se fait partout dans le monde.
Des chiffres prometteurs
Les statistiques officielles démontrent l’engouement pour ce nouveau statut. Selon le ministère de l’Économie de la connaissance, des Start-up et des Micro-entreprises, plus de 42,000 demandes d’inscription ont été enregistrées sur la plateforme de l’Agence nationale de l’auto-entrepreneur (ANAE) depuis son lancement en janvier 2024. En mai 2025, plus de 30,000 cartes d’auto-entrepreneur avaient été effectivement délivrées.
L’ANAE recense plus de 1 300 codes d’activité répartis sur sept grands domaines, allant du conseil à l’audiovisuel, en passant par les services numériques et les loisirs.
Des banques à la traîne
La Banque d’Algérie a assoupli la réglementation pour favoriser l’exportation de services numériques en dispensant, depuis 2021, ces activités des classiques formalités de domiciliation bancaire. Désormais, les freelancers, start-up et professionnels non commerçants peuvent exporter leurs services sans passer par cette lourde étape administrative, mais à condition de déposer systématiquement auprès de leur banque une déclaration détaillée du projet, incluant le descriptif, le prix et la date de mise en ligne. Cette réforme simplifie nettement les procédures tout en maintenant une exigence de traçabilité sur les opérations.
L’avancée est pratiquement annulée par les restrictions à l’utilisation des devises reçues. « Vous recevez votre argent en devises sur votre compte professionnel, mais vous ne pouvez pas l’utiliser sauf pour les voyages d’affaires », témoigne un freelancer sur Reddit. Même l’achat de logiciels est considéré comme une importation soumise à des procédures douanières.
La Banque d’Algérie impose que tous les paiements issus de ces exportations soient rapatriés via une banque locale et crédités sur le compte devise dédié à l’activité professionnelle. En cas de non-respect des déclarations, les recettes sont automatiquement converties en dinars, privant les freelancers de l’accès à leurs devises.
PayPal, le verrou numérique
Le principal défi concerne l’impossibilité d’utiliser PayPal, plateforme dominante pour les paiements internationaux de services numériques. Malgré les cartes VISA et les comptes en devises, les freelancers se heurtent à un mur. Sur ForumDZ on peut lire un témoignage édifiant : « Voulant travailler en freelance depuis l’Algérie sur des plateformes de type Fiverr j’ai créé un compte bancaire devise BDL, j’ai eu ma carte VISA, mais énorme surprise quand j’essaye de créer mon compte PayPal : ma carte ne peut être activée, là je reviens enragé vers BDL qui me disent Allah Ghaleb, c’est un ordre de la banque d’Algérie de désactiver les activités avec Paypal ».
Cette situation force les freelancers vers des solutions alternatives souvent précaires. Un utilisateur Reddit explique : « Si vous prévoyez d’être payé par virement bancaire, vous pouvez utiliser Wise sans la carte. Je crois que l’Algérie n’est pas prise en charge ».
Des solutions de contournement risquées
Résultat : recours à des solutions alternatives comme Wise ou Paysera, souvent instables ou non prises en charge. Les transferts importants peuvent entraîner des blocages de comptes, comme en témoigne un utilisateur ayant vu son compte Paysera suspendu après un échange de devises. « Je n’ai jamais eu de problèmes jusqu’à ce que j’échange des euros contre des dinars avec un autre compte Paysera qui était inactif depuis 4 ans. Le fait que j’aie transféré un montant important (entre 1,000 et 2,000 euros) a déclenché le blocage de Paysera » explique
Cette situation illustre la précarité des solutions alternatives et les risques de fermeture de comptes qui pèsent sur les freelancers. Les barrages face aux différents moyens de paiements alternatifs sont multiples. Les autorités justifient ces resserrements par la lutte contre le blanchiment d’argent et les financements illicites.
Les Stratégies d’Adaptation
Face aux restrictions, les freelancers développent des stratégies d’adaptation. Tutoriels YouTube, forums spécialisés, banques mobiles étrangères… Certains lient leur compte PayPal à une banque européenne ou américaine, puis revendent les devises sur le marché parallèle, où les taux dépassent de 70 % le taux officiel. Mais ces pratiques, bien que répandues, exposent à des risques juridiques et à la fermeture de comptes..
La situation des prestataires de services freelances est révélatrice d’un grand paradoxe. L’Algérie dispose désormais d’un cadre légal moderne pour l’auto-entrepreneuriat. Pourtant, les conditions pratiques ne suivent pas. La difficulté d’accès aux devises, l’absence de solutions de paiement internationales et les restrictions bancaires freinent l’essor des freelancers. Ce paradoxe illustre les tensions d’une économie en transition, entre volonté de diversification et inertie réglementaire. Pour que l’auto-entrepreneuriat numérique devienne un levier réel d’exportation, il faudra plus qu’une loi : il faudra un écosystème.