Des migrants tunisiens meurent dans des circonstances suspectes dans les geôles italiennes. Mais ni les rapports accablants des ONG, ni les témoignages poignants diffusés sur les réseaux sociaux ne semblent émouvoir les autorités tunisiennes.
Alors que le nombre de migrants tunisiens irréguliers en Italie ne cesse d’augmenter, leurs conditions de vie se dégradent de plus en plus dans les centres de détention et les prisons, où ils sont exposés à toutes sortes de violations. Cela se passe au vu et au su des autorités italiennes qui offre impunité aux pratiques racistes et autres maltraitances qui leur sont infligés, pendant que la diplomatie tunisienne se confine dans un silence sidérant.
Les pratiques arbitraires, les expulsions forcées, en violation des lois internationales et les agressions physiques et psychologiques sont le lot quotidien des « harragas » dans les centres détention, de tri et d’expulsion. Ils sont non seulement privés de toute protection juridique et de suivi sérieux de la part de l’État tunisien, mais certains d’entre eux y ont même perdu la vie dans des circonstances mystérieuses, sans qu’il n’y ait eu aucune enquête sur ces décès, ni même aucune démarche pour rapatrier les corps, à l’exception de quelques cas, après d’intenses pressions médiatiques et militantes.
Des rapports dévoilent l’ampleur du drame
Des rapports publiés par des militants et des plateformes médiatiques italiennes ont révélé qu’au moins dix migrants tunisiens sont décédés dans les centres de détention et les prisons en Italie durant l’année 2024, et la plupart se seraient suicidés. Cela dit, il est impossible, dans de telles conditions, de vérifier s’il s’agit réellement de suicides ou, plutôt, de meurtres déguisés en suicides par les autorités italiennes et les sociétés privées qui gèrent les centres de détention et d’expulsion. Pendant ce temps, le gouvernement tunisien continue à observer le silence. En revanche, des dizaines de familles tunisiennes attendent depuis des années de connaître le sort de leurs proches disparus lors de leurs traversées méditerranéennes, dans l’indifférence totale des autorités. Ce sentiment d’abandon exacerbe la souffrance des familles qui cherchent désespérément des réponses.
Les termes du mémorandum d’entente signé par le gouvernement tunisien avec l’Union européenne en juillet 2023 demeurent flous jusqu’à présent, preuve que les abus et les violations, tant contre des migrants tunisiens que contre les migrants subsahariens en Tunisie, n’ont connu aucun répit.
Des témoignages poignants, des vidéos et des photos continuent de circuler sur les réseaux sociaux, révélant la face cachée des centres de détention en Italie. Ces prisons sont devenues des lieux où la dignité humaine est bafouée, loin des regards des médias et des organisations de défense des droits de l’homme. Derrière les murs, les migrants sont conduits vers un destin inconnu, fait de terreur et de désespoir. Affamés, privés de soins et torturés, d’aucuns finissent par craquer et mettre fin à leurs souffrances de leurs propres mains par le suicide. Les nouvelles autour de meurtres mystérieux ou de tentatives de suicide au sein de ces établissements sont devenues monnaie courante. Elles occupent les « Unes » des journaux sans que cela n’émeuve, outre mesure, les responsables.

Au milieu de tout cela, le président Kais Saied, qui contrôle les rouages de l’État, ainsi que le ministère des Affaires étrangères, continue d’ignorer cette catastrophe humanitaire, n’ayant cure des voix qui crient de détresse venant de l’autre côté de la mer et des appels des familles demandant à connaître le sort de leurs proches. L’actualité, les visites et les accords montrent que rien ne doit parasiter les relations cordiales avec le gouvernement de Giorgia Meloni, qui a fait du durcissement de la répression contre les migrants l’un des piliers de sa politique raciste, annonciatrice du retour d’un fascisme que l’on croyait révolu.
Saifallah Mannai : rêve brisé par l’exil
Saifallah Mannai, un jeune Tunisien né en 2003, a grandi dans les ruelles de Tunis et adhéré à l’un des groupes ultras du Club Africain, qui représentait pour lui plus qu’une simple association de supporters, mais une famille, une identité et une vie, selon les témoignages de certains de ses amis. Or, comme de nombreux jeunes Tunisiens, il se retrouvait pris entre des rêves irréalisables et une réalité asphyxiante. Il décida de tenter sa chance, pour gagner l’autre rive de la Méditerranée.
Fin octobre 2024, Saifallah s’est faufilé sur le navire GNV amarré au port de la Goulette, à destination de l’Italie. Il s’est caché dans un coin sombre, s’accrochant à son rêve. Il était loin de s’imaginer que le bateau, qu’il croyait être son salut pour un nouveau départ, serait la dernière étape de sa vie.
A l’arrivée du bateau au port de Palerme, le 30 octobre, dans le tumulte qui y régnait, le corps épuisé de Saif fut écrasé sous les roues d’un camion italien qui se lançait. Ainsi, s’achevait le parcours d’un jeune qui n’a même pas eu la chance de traverser vers un avenir meilleur qu’il il voyait à portée de main après avoir traversé la Méditerranée.
Le drame du jeune Tunisien ne s’est pas arrêté là. Sa famille n’a appris sa mort que près d’un mois plus tard. Comme si la douleur de perdre un fils dans de telles circonstances ne suffisait pas, le silence honteux et l’indifférence des autorités ont exacerbé la douleur de la famille. Celle-ci a souffert le martyr, pendant des mois, pour pouvoir rapatrier la dépouille. Lassée par les fausses promesses, elle n’avait d’autre choix que de recourir aux réseaux sociaux. Des appels ont été lancés sur les pages des groupes ultras et de certains activistes, réclamant le droit du défunt à des funérailles dignes. Il a fallu, pour la famille éplorée, attendre trois longs mois pour récupérer le corps abandonné dans la morgue d’un lointain établissement hospitalier italien.

Approché par Nawaat, un membre de la famille de Saifallah témoigne que les autorités tunisiennes ont ignoré leurs demandes de rapatriement du corps et leur souhait de diligenter une enquête pour élucider les circonstances du décès. En tous cas, la famille n’a reçu aucune explication officielle, ni n’a eu connaissance de l’ouverture d’aucune enquête sérieuse. Or, des témoignages recueillis par des contacts de la famille en Italie indiquent que leur fils pourrait avoir été victime d’un crime raciste prémédité, commis par un conducteur de camion.
L’histoire de Saifallah fait partie de ces histoires qui n’intéressent pas les journaux télévisés de la télévision d’Etat, plus habitués à promouvoir les « exploits » du pouvoir et à redorer le blason du régime. Pourtant, elle illustre le drame de toute une génération qui, poussée par le désespoir, la misère et l’injustice, est prête à toutes les aventures.
Un silence officiel mortel
Interrogé par Nawaat, Imed Soltani, président de l’association Terre pour tous, affirme que les autorités tunisiennes n’ont rendue publique aucune déclaration ou statistique officielle sur le nombre de migrants tunisiens ayant perdu la vie dans des centres de détention ou des prisons italiennes. Notre interlocuteur explique qu’un grand nombre de ces migrants sont enterrés dans des fosses communes, sans être identifiés et sans qu’aucune analyse ADN n’ait été effectué pour confirmer leur identité. Alors que l’État tunisien lui-même n’a jamais réclamé une telle procédure pour récupérer ses ressortissants, et que les autorités italiennes ignorent les demandes des ONG, sous prétexte qu’elles traitent exclusivement avec les organismes officiels de l’État tunisien. Par ailleurs, la justice italienne retarde délibérément, selon Imed Soltani, les procédures officielles de rapatriement des corps des personnes décédées dans les centres de détention. Contrairement à ce qu’elle fait pour les décès survenus extra-muros. Même lorsque les circonstances de leur mort sont suspectes, elle se hâte de classer ces dossiers, sans interpeller les présumés coupables, quand il s’agit notamment d’une affaire de meurtre.

Soltani pointe une différence de traitement qui met en évidence une duplicité flagrante. Ainsi, quand il s’agit du décès d’un ressortissant italien en Tunisie, les familles sont entourées de soutien et bénéficient d’un accompagnement psychologique et juridique, et leur ministère des Affaires étrangères se mobilise, trouvant toutes les facilités et la coopération nécessaire de la part de la Tunisie. Devant cette discrimination révoltante, Imed Soltani a appelé à la création d’un organisme constitutionnel indépendant dédié aux migrants, au motif que cette question revêt une importance cruciale, nécessitant un suivi des plus scrupuleux. Il explique que le ministère des Affaires étrangères et ses bureaux consulaires ont prouvé leur échec, puisqu’ils n’ont jamais manifesté un quelconque intérêt pour les doléances, et encore moins les souffrances des familles tunisiennes qui ont perdu leurs enfants lors de ces traversées funestes. Il souligne que la création d’un tel organisme ne serait pas une simple formalité, mais une étape stratégique visant à garantir la justice, à poursuivre les personnes responsables de telles négligences et à garantir le droit des familles à obtenir des informations claires et complètes sur le sort de leurs enfants. Cela concrétiserait ainsi l’engagement de l’État à protéger ses ressortissants face aux défis humanitaires.
Dans une déclaration à Nawaat, l’ancien député et activiste Majdi Karbai révèle qu’en 2024, 12 migrants tunisiens sont décédés dans des prisons italiennes, levant le voile sur une situation humanitaire autrement plus dramatique. Il précise que certains de ces décès étaient dus à des tortures sauvages dans les lieux de détention, tandis que d’autres étaient causés par des erreurs médicales graves. Selon lui, des médecins et des infirmiers non qualifiés administrent aléatoirement des doses de neuroleptiques, ce qui engendre des troubles psychologiques graves menant parfois à des dépressions, et même à des tentatives de suicide qui se terminent souvent par la mort.
Karbai ajoute que les centres de détention en Italie ressemblent à ces prisons où il est interdit de filmer ou de discuter avec les détenus, afin d’éviter que les atrocités et les pratiques racistes auxquelles sont confrontés les migrants, parmi lesquels des Tunisiens, ne soient connues du public. Parmi les affaires qu’il a documentées, il y a celle d’un abominable viol commis en 2024 par plusieurs agents sur un mineur dans une prison pour mineurs à Milan. Les demandes de la famille pour obtenir justice sont toujours en suspens devant la justice italienne, alors que l’État tunisien n’a pas soufflé un mot sur ce crime caractérisé. Notre interlocuteur cite d’autres cas de torture documentés par des organisations de défense des droits de l’homme, ainsi que l’affaire de la mort de deux Tunisiens dans la prison de Modène, à la suite d’un incendie, où aucune enquête sérieuse n’a été autorisée pour en déterminer les véritables circonstances. Il dénonce l’absence totale de l’Etat tunisien dans le suivi de ces dossiers et accuse la diplomatie tunisienne de «pratiquer le mensonge» et de manipuler l’opinion publique sur ces tragédies.

Le ministère tunisien des Affaires étrangères et ses structures diplomatiques s’en tiennent à une politique de silence systématique. C’est d’ailleurs en vain que Nawaat a réclamé des éléments d’informations à ce sujet, dans une correspondance datée du 13 février 2025.
Des migrants tunisiens croupissant dans les geôles italiennes, envoient des appels au secours, espérant qu’ils parviendront aux bureaux des responsables. Ceux qui ont la chance de voir leur histoire échapper à la surveillance et aux barreaux et parvenir jusqu’aux ONG et militants pour les migrants en Italie, font connaitre leur calvaire et défendent leur dignité humaine, sans être attaqués par ces hordes d’ignares racistes, mus par un chauvinisme nauséeux et une xénophobie toujours aussi tenace.
Entre le discours officiel et la pratique, le fossé est béant. Ces chroniques quotidiennes de migrants tunisiens livrés à leur sort dans les centres de détention italiens, où ils sont humiliés et maltraités, finissent par ternir l’image de l’État tunisien. C’est aussi le cas de ces familles, qui n’ont pour soutien que les bras et les voix des militants dans leurs sit-in rituels devant les ambassades et le ministère des Affaires étrangères. Le comble est que ces derniers sont, eux-mêmes, harcelés par la police et poursuivis chaque fois qu’ils élèvent la voix pour défendre la dignité humaine des migrants, qu’ils soient tunisiens ou subsahariens.
Cet article est publié initialement par le média en ligne tunisien Nawaat
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.