La première journée de la 4ᵉ édition de l’IATF, la foire du marché interne africain inaugurée jeudi dernier à Alger, a été jalonnée par de nombreux discours de chefs d’État, de gouvernement et de ministres. Pourtant, le commerce intra-africain ne représente que 220 milliards de dollars, soit moins de 13 % de l’ensemble des échanges entre pays membres.
Le plus inquiétant est que sa croissance semble compromise par une fièvre protectionniste qui s’est emparée du continent, en particulier des principales économies. L’accord de libre-échange continental, discuté dans le cadre de l’Union africaine et entré en vigueur en 2021, peine à dynamiser le commerce domestique. L’analyse des mesures protectionnistes adoptées par les pays africains les plus avancés montre qu’elles ont débuté avant même l’avènement de la ZLECAf, mais qu’elles tendent à se durcir en 2025, dans un contexte de crise des taxes douanières qui pèse désormais sur le commerce mondial depuis l’arrivée de l’administration Trump en début d’année.
Protectionnisme : une marée montante qui contredit l’esprit de la ZLECAf
Depuis 2021, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ambitionne d’effacer 90 % des droits de douane entre États africains et de s’attaquer aux barrières non tarifaires. Dans les faits, les mesures défensives se multiplient : relèvements tarifaires sectoriels, interdictions temporaires d’importation ou d’exportation, quotas, listes d’accès restreint aux devises, exigences techniques et sanitaires renforcées.
Leur logique est souvent la même : protéger l’emploi, préserver les réserves de change, sécuriser l’approvisionnement alimentaire. Leur effet, lui, est clair : renchérissement des échanges, incertitude réglementaire, et affaiblissement de la prévisibilité nécessaire aux investisseurs et aux chaînes de valeur régionales. Résultat : malgré quelques progrès en valeur, la part du commerce intra-africain dans le commerce total reste faible et peine à décoller durablement.
L’Algérie, hôte de l’IATF, au message ambivalent
Pays hôte de cette 4ᵉ édition de l’IATF, l’Algérie incarne les ambiguïtés du moment. L’adhésion à la ZLECAf ouvre des perspectives évidentes, mais 2025 est aussi marquée par une crispation protectionniste : encadrement strict des importations via licences et procédures, priorité donnée à la substitution aux importations, contrôles renforcés sur des catégories de biens jugés « non essentiels », et restrictions à l’exportation des produits alimentaires subventionnés pour préserver le marché intérieur.
Ces outils, justifiés par la souveraineté économique et la sécurité des approvisionnements, ont un coût : ils découragent des fournisseurs africains potentiels et retardent l’intégration des industriels algériens dans les chaînes régionales. Le défi pour Alger est désormais d’aligner ces politiques avec ses engagements ZLECAf, en privilégiant des transitions sectorielles programmées plutôt que des blocages administratifs prolongés.
Afrique du Sud : défense sectorielle et frictions régionales
Moteur industriel du continent et pilier du libre-échange au sein de la SADC, l’Afrique du Sud a néanmoins renforcé ses protections dans certains secteurs sensibles. Les hausses de droits sur la volaille importée et l’usage de normes sanitaires strictes ont soutenu des filières locales, mais alimenté des tensions avec des voisins fournisseurs de produits agricoles.
S’y ajoutent des mesures conjoncturelles — comme des restrictions temporaires à l’exportation de ferraille pour lutter contre le vandalisme des infrastructures — qui, bien que compréhensibles, perturbent les flux régionaux. Pretoria navigue entre leadership intégrateur et réflexes défensifs ; l’arbitrage entre protection ciblée et ouverture demeure fragile.
Nigeria : autosuffisance prioritaire, intégration à pas comptés
Poids lourd démographique et économique, le Nigeria reste attaché à l’autosuffisance et à la substitution aux importations. Listes de produits privés d’accès aux devises officielles, interdictions ciblées, contrôles aux frontières : l’arsenal a été maintenu, parfois durci, au nom de la sécurité alimentaire et de la préservation des réserves en dollars.
Si Abuja soutient la ZLECAf dans le discours, la mise en œuvre reste contrainte par ces choix de politique intérieure. Pour ses voisins ouest-africains, cela se traduit par des marchés moins accessibles et des chaînes d’approvisionnement plus coûteuses.
Égypte : contraintes financières et embargos alimentaires ponctuels
La crise des devises de 2022-2023 a conduit l’Égypte à imposer des conditions financières restrictives aux importateurs (recours élargi aux lettres de crédit), avant d’assouplir progressivement ces mesures. Parallèlement, des interdictions temporaires d’exporter des denrées de base ont été décidées pour sécuriser le marché intérieur.
Ces mesures, présentées comme transitoires, ont néanmoins freiné des fournisseurs africains et accentué l’incertitude. La reprise passe par une normalisation durable des règles de paiement et une transparence accrue sur les restrictions à l’exportation.
Ce que risque la ZLECAf
Au-delà des droits de douane, la bataille se joue sur les barrières non tarifaires : procédures opaques, normes non harmonisées, contrôles aux frontières, accès limité au financement du commerce, logistique coûteuse. Tant que ces irritants perdureront, la promesse d’un grand marché africain de 1,4 milliard de consommateurs restera inachevée.
La ZLECAf prévoit des clauses de sauvegarde — utiles en cas de choc — mais celles-ci doivent être temporaires, proportionnées et notifiées. Leur usage extensif et répété sape la confiance et ralentit l’investissement productif.
Comment relancer le commerce intra-africain face à la Chine
La fenêtre d’opportunité est réelle : l’Afrique importe massivement des biens manufacturés d’Asie, notamment de Chine. Or, une part croissante de ces biens pourrait être produite et échangée à l’intérieur du continent si trois conditions sont réunies :
D’abord, discipliner le protectionnisme: planifier des trajectoires de démantèlement sectoriel claires, limiter les interdictions générales au profit d’instruments ciblés (sauvegardes, normes harmonisées), et accélérer le guichet continental de résolution des barrières non tarifaires.
Ensuite, investir dans les maillons critiques : corridors logistiques (routes, ports secs, ciel unique africain), interconnexions énergétiques, plateformes industrielles et numériques (e-certificats d’origine, paiements transfrontaliers).
Enfin, mobiliser le capital africain: fonds de compensation ZLECAf, banques régionales de développement, marchés de capitaux domestiques et partenariats public-privé pour ancrer des chaînes de valeur (agro-industrie, automobile, pharmaceutique, équipements électriques).
La tempête protectionniste n’est pas une fatalité. Si les grandes économies — Algérie, Afrique du Sud, Nigeria, Égypte, Kenya — donnent le signal d’une ouverture graduée mais crédible, le commerce intra-africain peut retrouver une trajectoire ascendante. L’IATF d’Alger, en réunissant décideurs et industriels autour de la même table, offre l’occasion d’un recalibrage : moins de réflexes défensifs, plus de prévisibilité et d’investissement.