Ikoufan Chafik, professeur en sciences de l’information et de la communication à la faculté des sciences humaines et sociales de l’université Mouloud Mammeri, dresse un constat lucide sur l’état des médias en Algérie, trente-sept ans après la promulgation de la première loi sur l’information. Il analyse les défis auxquels le secteur est confronté à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle.
ME : Quel constat tirez-vous de la situation des médias en Algérie ?
M. Ikoufan Chafik : L’Algérie, comme la plupart des nations, se trouve engagée dans une lutte complexe entre le principe de liberté d’information et le chaos numérique. Le défi ne se limite plus à la censure traditionnelle des médias classiques — presse, radio, télévision. Il s’est considérablement aggravé avec l’émergence des médias numériques et des nouvelles formes de communication qu’ils engendrent.
Ces plateformes, pour la plupart, échappent aux dispositifs classiques de contrôle. Or, ce même environnement peut menacer les intérêts nationaux, la sécurité et la stabilité des États et des sociétés. L’érosion des frontières de la souveraineté médiatique et la diffusion incontrôlée d’informations numériques constituent un risque majeur.
ME : Autrefois, la presse écrite était menacée par les réseaux sociaux. Aujourd’hui, avec l’intelligence artificielle (IA), c’est le journaliste lui-même qui est mis en péril. Comment cela se traduit-il dans la pratique ?
M. Ikoufan Chafik : En cette ère des plateformes numériques, il devient extrêmement difficile d’établir des critères stables de crédibilité de l’information. L’IA permet désormais de transformer une simple rumeur en un contenu qui revêt toutes les apparences de la vérité. La manipulation d’images, de sons et de vidéos plonge l’opinion publique dans une impuissance croissante face à la tâche cruciale de distinguer le vrai du faux. C’est là qu’émerge un paradoxe : les États et les gouvernements sont contraints, ironiquement, de recourir aux médias classiques — notamment la presse étatique — pour démentir les fausses informations et les falsifications qui prolifèrent sur le web. Ce recours devient un réflexe d’impuissance face à cette « fouine numérique » qui s’infiltre partout.
ME : Le droit du citoyen algérien à l’information est-il garanti aujourd’hui, compte tenu de l’évolution de la législation ?
M. Ikoufan Chafik : La nécessité de renforcer la législation relative aux médias numériques est devenue une obligation. L’Algérie s’y emploie, malgré un certain retard. Toutefois, cette démarche reste entravée par plusieurs obstacles :
Manque de consultation : l’absence d’implication des acteurs du secteur dans l’élaboration de lois organisationnelles efficaces.
-Improvisation : la gestion réactive de situations d’urgence, en l’absence d’un cadre juridique clair.
– Inégalité des normes : des critères disparates dans la qualification des infractions, selon les cas, ce qui affaiblit la justice et la cohérence du système législatif.
Par ailleurs, les responsables du secteur médiatique en Algérie ont tardé à moderniser les médias classiques afin de les rendre capables de faire face aux bouleversements provoqués par les plateformes numériques.
Résultat : de nombreux médias traditionnels s’approvisionnent désormais en contenu sur les réseaux sociaux, sans vérification préalable. Par manque de professionnalisme numérique, ils diffusent ainsi des informations erronées et des rumeurs fabriquées de toutes pièces.





