Officiellement bannie, la crypto n’a jamais été aussi présente. Un rapport national révèle son ancrage dans le quotidien des Algériens, et dans le système financier lui-même.
1,7 million d’Algériens utilisent des cryptomonnaies malgré leur interdiction. C’est ce que révèle un rapport officiel finalisé en juin 2025 par la cellule nationale de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Le document dresse un état des lieux inédit de l’usage des actifs virtuels dans le pays, six ans après leur interdiction par la loi de finances 2018.
En théorie, tout cela ne devrait pas exister. Depuis la loi de finances 2018 (article 17), l’achat, la vente, l’utilisation et la détention de toute “monnaie dite virtuelle” sont strictement interdits en Algérie. Le texte, adopté en décembre 2017, définit ces monnaies comme “celles utilisées par les internautes à travers le web, sans support physique ni garantie d’une banque centrale”. Autrement dit, le cadre légal algérien ne reconnaît aucune cryptomonnaie, ni Bitcoin, ni stablecoin, ni aucun autre actif virtuel.
Pourtant, plus de 9,7 milliards de dollars ont été échangés en une année, soit environ 4 % du PIB national. Ces transactions passent en grande partie par des circuits peer-to-peer, souvent adossés à des canaux officiels comme Algérie Poste (BARIDIMOB, CCP) ou les banques publiques. Autrement dit, des institutions réglementées servent aujourd’hui de passerelles vers une économie numérique totalement non déclarée. Les autorités le reconnaissent elles-mêmes dans le rapport : ce qui devait être contrôlé est devenu un point d’entrée majeur pour des flux que personne ne surveille vraiment.
Quand les banques publiques deviennent des passerelles crypto
Si les cryptomonnaies circulent, ce n’est pas seulement pour spéculer. Le rapport montre qu’elles servent surtout à des opérations “d’escroquerie, de fraude et de blanchiment d’argent”. En un an, la valeur estimée des produits criminels blanchis via ces outils a été multipliée par quarante. Pourtant, les juridictions du pays restent désarmées. Faute de loi spécifique, les affaires sont requalifiées en simples infractions de change, avec des sanctions dérisoires. Entre 2021 et 2024, seulement 46 affaires ont été instruites, pour un préjudice constaté d’à peine 370 000 dollars. Une goutte d’eau face aux milliards qui transitent chaque année.
L’un des passages les plus sensibles du rapport concerne Algérie Poste, pointée comme l’entité la plus vulnérable du pays. Plus de 42 % des transactions suspectes liées aux actifs virtuels passeraient par ses services. Les banques commerciales ont bloqué 179 000 opérations entre 2021 et 2024, représentant plus de 300 millions de dinars, mais leurs outils de détection restent limités. Surtout, l’échange d’informations entre institutions est quasi inexistant, et les formations sur les risques numériques très insuffisantes. Chacun travaille dans son coin, sans vision d’ensemble.
L’urgence d’un cadre réglementaire
Pour la cellule d’évaluation, l’Algérie doit changer de logique. L’interdiction pure et simple n’a jamais empêché l’usage des cryptomonnaies. Dans ce sens, le rapport recommande “la création d’une législation spécifique aux actifs virtuels et à leurs prestataires de services, la mise en place d’un organe de régulation capable de contrôler les flux et d’appliquer des sanctions réelles, le renforcement de la coopération internationale avec les plateformes étrangères, et le lancement de campagnes de sensibilisation pour protéger les citoyens des arnaques en ligne.”
La Banque mondiale, qui a appuyé cette évaluation, classe le risque résiduel du secteur à 46 %, soit un niveau “moyennement élevé”. Les menaces les plus pressantes concernent le blanchiment d’argent et la fraude numérique. Le rapport place ainsi l’Algérie face à une situation inédite, à savoir qu’un marché de près de 10 milliards de dollars fonctionne en dehors de tout cadre légal, alors qu’il mobilise déjà 1,7 million d’utilisateurs et transite par les institutions financières publiques du pays.





