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Monde arabe : Quelle culture dans un espace politique contraint ?

Par Réseau des médias indépendants sur le monde arabe
12 juin 2025
©Nawat

Comment mener une réflexion sur la production culturelle dans le monde arabe sans tenir compte du contexte politique ? Car la culture n’est pas seulement le miroir du réel : elle fait partie intégrante de ce réel, dont les bouleversements l’impactent autant qu’elle agit, elle-même, sur celui-ci.

Au cours de la dernière décennie, le rétrécissement continu de la vie politique et de l’espace public observé dans plusieurs pays a ainsi eu une incidence directe et indirecte sur le secteur culturel : restrictions budgétaires, fermeture des lieux dédiés, censure ouverte ou déguisée, coupure progressive avec le public…

Pour autant, la situation diffère selon les pays. Ainsi, en Jordanie, l’affaiblissement de la scène théâtrale s’explique autant par la marginalisation de la culture dans les politiques publiques que par la répression politique. Tandis qu’en Tunisie, certaines formes d’expression tentent d’investir un espace alternatif à la suite de la fermeture des espaces officiels.

En Egypte, la répression institutionnelle qui s’abat sur la culture indépendante n’a pas réussi à empêcher l’émergence de la littérature carcérale comme acte de mémoire et de résistance individuelle. Pour survivre à la guerre et à l’effondrement de leur pays, les écrivains yéménites se réfugient pour leur part dans la narration, alors qu’en Algérie, la culture prospecte de nouveaux espaces pour relancer le débat, loin de la censure et des diktats. Au Liban, le centralisme culturel vole en éclats, grâce à des initiatives qui s’attachent – notamment depuis l’agression israélienne de 2024 – à élargir l’identité collective en restaurant le lien entre le fait culturel et l’appartenance locale.

Et comment ne pas s’arrêter sur le cas de la Palestine, où le génocide en cours à Gaza nous place devant une question fondamentale : quelle signification peut encore avoir l’acte d’écrire, de peindre ou d’exposer alors que des villes sont dévastées et des familles entières anéanties ? Dans une telle situation, l’œuvre artistique constitue à la fois un témoignage et un acte salvateur : ainsi des installations présentées lors de la dernière Biennale de Sharjah, qui ont donné à voir des fragments de corps, des décombres et une mémoire disloquée. Le moment n’est pas seulement celui d’une production culturelle, c’est surtout un moment pour s’interroger sur l’utilité de l’art et sa capacité à exprimer une résistance totale face à l’anéantissement.

Dans ce nouveau dossier du Réseau des médias indépendants sur le monde arabe, nous verrons comment la culture s’adapte au rétrécissement de l’espace politique en constituant un espace alternatif lorsque tout est verrouillé. Mais aussi comment les restrictions laissent de profondes empreintes, et comment la narration peut devenir un moyen d’appréhender l’impasse. Seront également posées ces questions récurrentes qui nous concernent tous : comment la culture peut-elle demeurer vivante sous des régimes où le champ politique est de plus en plus réduit et la vie publique vidée de son sens ? L’écriture, la chanson ou la peinture sont-elles à même de restituer aux gens ce dont ils ont été dépouillés progressivement ? Ou servent-elles seulement à se remémorer le passé et à en conserver la trace ?

Nous constaterons également dans ce dossier la diversité des expériences. Ainsi, en Tunisie, les stades de football apparaissent comme le dernier espace public où la contestation collective est tolérée. Selon Nawaat, les groupes d’ultras y sont devenus une force politique et culturelle qui relaie la colère sociale et livre une bataille quotidienne contre la censure et la répression par le biais des chants, des slogans et des tifos. Depuis les gradins des stades jusque sur les murs des villes, l’art du tag a explosé dans la foulée de la révolution tunisienne, avant de reculer avec le retour de la répression policière et le rétrécissement de l’espace public. Cette forme de contestation visuelle pourra-t-elle perdurer face aux menaces de bâillonnement matériel et symbolique ?

En Jordanie, la situation est différente : si le théâtre n’y est pas directement en butte à la répression, il se retrouve de fait exclu des politiques culturelles qui ne l’inscrivent pas parmi leurs priorités, déplore 7iber. On assiste ainsi à l’érosion continue d’un secteur qui perd à la fois ses subventions et son public, tandis que de grandes cérémonies viennent cacher la misère culturelle. Ici, la parole n’est pas étouffée, on la laisse simplement s’éteindre en silence.

Au Liban, Mashallah News nous emmène dans une Tripoli longtemps négligée, où le centre culturel Rumman tente de briser le centralisme beyrouthin. Ouvert dans la foulée du soulèvement d’octobre 2019, cet espace d’expression et de rassemblement a pris une nouvelle dimension après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Durant l’agression israélienne contre Gaza et le Sud-Liban en 2024, il a entrepris de faire le lien entre expression culturelle et colère politique, en restaurant l’appartenance à une cause collective dans un contexte de débâcle générale. Rumman ne se présente donc plus uniquement comme une tribune artistique, mais comme un lieu où est repensé le rapport de la culture à la société.

En Algérie, où sévit toujours une censure féroce, certains tentent d’instaurer des espaces indépendants de débat et de création. Maghreb Émergent nous explique comment le numérique permet de redéfinir la relation entre les artistes et le public et de promouvoir une culture critique libérée du discours officiel.

Malgré la répression institutionnelle qui frappe la culture égyptienne depuis 2013, l’écriture continue de sourdre des murs : littérature carcérale, tribunes numériques alternatives et tentatives cinématographiques permettent ainsi, selon Assafir Al-Arabi, de documenter une réalité qui, à défaut d’être changée, sera du moins sauvée de l’oubli.

De l’écriture comme acte de résistance à l’écriture comme tentative d’appréhender la perte : dans un Yémen ravagé par la guerre et son cortège de tragédies, les écrivains se tournent vers le roman comme si la narration restait le seul langage possible, constate Orient XXI. En plein essor depuis quelques années, ce genre littéraire apparaît aujourd’hui comme un moyen de conjurer le chaos au sein d’une réalité devenue inintelligible.

Mais c’est en Palestine que la question se pose avec le plus d’acuité. Au moment où des villes sont rayées de la carte et des familles entières massacrées, l’art se fait à la fois témoignage et cri de détresse, relève Mada Masr. A la Biennale de Sharjah, où les participants gazaouis exposent des œuvres porteuses de mémoire, d’affliction et de résistance totale, l’art se présente ainsi non pas comme quelque chose de superflu, mais comme ultime acte de salut.

Depuis l’Italie enfin, Babelmed relaie la voix des artistes de hip hop d’origine arabe, qui expriment leur revendication identitaire à travers la musique. Refusant d’être réduits à un statut de migrants, c’est dans leurs dialectes qu’ils chantent leurs épreuves afin de s’affirmer dans une société qui ne les reconnaît pas totalement. La culture redevient ici un instrument de reconnaissance et de contestation par-delà les frontières géographiques.

(traduit de l’arabe par Brigitte Trégaro)

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-ArabiBabelMedMada MasrMaghreb ÉmergentMashallah NewsNawaat7iber et Orient XXI.

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