L’incarcération d’un historien négationniste a ravivé une guerre idéologique en sourdine, à un moment où le pays traverse une zone de turbulences des plus critiques depuis l’indépendance. Au-delà des traditionnelles querelles entretenues par les manipulateurs de l’ombre, qui excitent des arabisants autoproclamés gardiens du temple national, contre les francophones stigmatisés comme »traitres », elle intervient dans un contexte de recomposition géopolitique dans la région qui a placé le pays au cœur d’un réacteur en surchauffe, avec un risque d’emballement imminent.
Sur fond de crise aiguë avec les Emirats Arabes Unis, sous-traitants et caisse noire de l’encerclement belliqueux de l’Algérie, les provocations de leur cinquième colonne dans le pays ne doivent pas être traitées avec désinvolture. Dès l’arrestation du porte-parole de sa branche universitaire, tout le gotha national-islamiste s’est mobilisé pour exiger sa libération et vomir sa haine contre l’Algérie plurielle, son histoire, ses héros et ses martyrs, révélant ainsi l’ampleur de l’infiltration du »parti de l’étranger » dans les rouages de l’Etat et de sa périphérie domestiquée par la rente et la corruption.
Le palmarès de ce courant qui a pris en otage le récit national est pourtant loin d’être glorieux. Ses parrains historiques, résignés à l’occupation coloniale pour peu qu’elle s’engageât à respecter l’Islam et la langue arabe, avaient dénoncé le 1er Novembre 1954 comme ‘‘une aventure irresponsable ». Sans la volonté de rassemblement du Congrès de la Soummam qui les avait repêchés, ils auraient fini, à la libération, avec le goudron et les plumes de la trahison.
Tragique retournement d’une histoire héroïque, qui oscille maintenant entre le tragique et le burlesque, leurs héritiers, repliés sur les capitales des pays ‘’frères’’ se dresseront à l’indépendance, sans complexe, comme un tribunal moral, qui va dicter ses lois à la nation, marginaliser de grands intellectuels patriotes comme Kateb Yacine ou Mouloud Mammeri, exiler le poète Moufdi Zakaria, et renvoyer Mustapha Lacheraf à ses études. Dans l’hémicycle d’une assemblée croupion des années 2000, ils pousseront l’outrecuidance jusqu’à appeler à déchoir de la nationalité algérienne Hocine Ait Ahmed, l’un des chefs historiques de la Révolution algérienne, le lycéen qui avait pris le maquis dès 1945, le père de la diplomatie qui avait porté à travers le monde la voix de l’Algérie combattante, de Bandoeng à Manhattan.
Interdiction de Mouloud Mammeri en Kabylie : une provocation à l’ombre de l’État
Dans sa marche conquérante vers le pouvoir total, la pieuvre national-islamiste a déjà étendu ses tentacules à l’intérieur de plusieurs institutions, à partir desquels elle lance ses fatwas d’indignité. La concomitance est loin d’être un hasard : au moment où le faussaire de l’histoire crachait son venin contre l’amazighité, condamnée comme un « projet franco-sioniste », son complice du même moule qui préside la Commission nationale de censure, excluait Mouloud Mammeri et ses disciples d’un Salon du livre amazigh en Kabylie, quelques jours après le 45e anniversaire d’un Printemps berbère confisqué, réduit à sa caricature folklorique. L’objectif de ces nervis avec ordre de mission est clair : susciter une réaction intempestive dans une région inflammable, et sonner, une fois encore, la répression pour en finir avec les velléités résiduelles de résistance démocratique. Si la tentation était forte de répondre à l’outrage par une riposte bruyante dans la rue, la maturité des citoyens conscients du contexte géopolitique a eu raison de la provocation. Dans cette subversion qui conspire contre la nation à l’ombre de l’Etat, faut-il rappeler que le chef de ce groupuscule extrémiste, qui a pris en otage le ministère de la Culture et des Arts, avait autorisé au SILA, en octobre 2023, un pamphlet d’Eric Zemmour, au moment où le leader de l’extrême droite française était à Tel Aviv pour encourager l’armée israélienne dans sa guerre génocidaire contre le peuple palestinien. Malgré cette forfaiture qui relève de la haute trahison, sa hiérarchie apparente n’a pas jugé utile de mettre un terme à ses dérapages récurrents.
En ciblant l’identité algérienne dans ses racines millénaires, les petits télégraphistes de la normalisation avec Israël tentent de déstabiliser le pays, principal soutien des Palestiniens. L’annexion programmée de leurs territoires a été ‘’reportée’’ au nom des »Accords d’Abraham’’, dernier avatar de la trahison d’un peuple sacrifié par ses ‘’frères’’ indignes.
A ceux qui, après avoir mis leur progéniture en sécurité dans les capitales occidentales, appellent au « djihad pour libérer Jérusalem » avec les enfants de la ‘’populace’’, rappelons avec force que notre solidarité avec les Palestiniens n’est pas dictée par des fraternités toxiques, ethniques ou religieuses, avec des « frères, oppresseurs ou opprimés » selon la formule consacrée par le populisme autoritaire. Elle s’impose, aujourd’hui plus que jamais, par la solidarité humaniste, qu’un peuple qui s’est libéré dans les larmes et le sang, se doit d’apporter à un autre peuple devenu le nouveau paria de l’histoire, chassé de sa terre, spolié de ses droits, avant de devenir la cible du premier génocide du XXIe siècle, avec la lâche complicité de la communauté internationale.
Dans un monde en recomposition dominé par les grandes puissances qui dictent les alliances, les regroupements mais aussi les conflits régionaux et parfois domestiques, selon leurs intérêts, la rigidité sonore sur les principes hérités de l’histoire doit être tempérée par le réalisme qu’impose l’actualité. Il faut se rendre à l’évidence : des années de terreur islamiste et de répression qui n’a pas fait dans le détail, des décennies d’autoritarisme, de rapine et de corruption ont fini par dégrader l’auréole héritée du combat libérateur. La ‘’Mecque des révolutionnaires’’, admirée et respectée dans le monde, a vécu ; dans l’imaginaire de l’opinion internationale, y compris parmi ceux qui furent ses alliés inconditionnels, elle est devenue un cloaque de l’intolérance, de la régression et de la haine.
Neutraliser les impostures par le libre débat
Seul pays du »Front du refus » épargné par la déstabilisation et le chaos, l’Algérie n’est pas pour autant sortie de l’œil du cyclone. Pour éviter de sombrer dans le piège, la fuite en avant par des froncements de sourcils et des coups de menton qui peinent à s’identifier au leadership d’une époque révolue, ne peuvent constituer une stratégie de résistance contre les menaces qui s’échauffent à nos frontières. Car, la grandiloquence du propos ne peut combler la vacuité du projet. Sans la déconstruction des causes du mécontentement et de la colère qui grondent, sans l’intégration de tous les enfants de ce pays dans le respect de leurs différences, de leurs libertés et de leurs convictions plurielles, l’Algérie risque de poursuivre sa course folle dans la déchéance, en bombant le torse et en criant victoire.
En faisant le pari de l’intelligence, du courage et de la raison, le pays a pourtant les moyens de rectifier la trajectoire. Malgré des décennies d’autoritarisme, de déni des droits et de répression des libertés, l’Algérie plurielle s’est enfin révélée sur le terrain des luttes par le »Hirak canal historique ». Avec ses femmes libérées et ses hommes moins misogynes. Ses Arabes ayant fait le deuil de l’Andalousie perdue et recentrés sur l’Algérie, et ses Berbères non »arabisés par l’Islam », mais respectés dans le présent et tournés vers l’avenir. Ses musulmans tolérants, et ses laïques libertaires. Ses francophones moins complexés et ses arabisants moins sectaires. Ses gauchistes toujours utopiques et ses libéraux enfin solidaires. Tous réunis par cet ardent désir de vivre en citoyens libres, dans un pays libéré de l’autoritarisme, de l’intolérance, de la haine et de l’exclusion.
Sans l’implication audacieuse des élites qui n’ont pas abdiqué leur devoir d’éthique et d’autonomie, ce rêve restera un vœu pieux. A l’âge de 92 ans, l’historien Mohamed Harbi, banni des forums académiques et des médias algériens, vient de donner l’exemple du courage et de la lucidité. Après une vie au service du pays et du savoir souvent dans l’adversité, il prend sa retraite politique avec un geste symbolique fort : la traduction de ses mémoires en tamazight. Dans cette séquence grosse de risques, le sursaut patriotique auquel il appelle passe par l’ouverture des espaces de libre débat à tous les courants politiques, idéologiques, culturels et religieux de la société. Pour l’instant, seule la propagande national-islamiste, avec ses médias pléthoriques et ses télévisions délinquantes est encouragée par des segments influents du pouvoir, entrainant la banalisation des dérives outrancières. Avec la disparition presque totale des acteurs et des témoins de la guerre de libération nationale, l’on est arrivé au ‘’grand remplacement’’ de la gloire du passé par une histoire délirante qui s’est déjà imposée, sans contradicteur ni garde-fous, sur les plateaux de télévision et les bancs des écoles : c’est le Raïs égyptien, nous apprend-on, qui avait ordonné l’insurrection armée en 1954 ; ce sont les Ulémas qui l’avaient planifiée ; c’est le clan d’Oujda qui a libéré le pays ; Abane Ramdane était un agent de la France ; les hommes de la Soummam étaient au service du projet colonial ; les Accords d’Evian ont hypothéqué notre indépendance…
Face à la déferlante révisionniste, méfions-nous toutefois des solutions simplistes et des réactions à l’emporte-pièce dictées par une légitime indignation. Dans ‘’l’Algérie nouvelle’’ qui a verrouillé le moindre espace de liberté, marginalisé les historiens éthiques et propulsé les imposteurs au-devant de la scène, la répression opportuniste d’un cas parmi les plus virulents de cette délinquance intellectuelle n’est que de la poudre aux yeux, qui servira à serrer d’un cran le bâillon imposé à l’ensemble du corps social. Sauf preuve avérée d’implication dans la conspiration étrangère contre l’Algérie, la sanction pénale de ces outrances sera contreproductive, tant que leurs auteurs ne seront pas mis en quarantaine par des autorités académiques, compétentes, insoumises et autonomes.
Un gage d’espoir : la libération de tous les détenus d’opinion
Contre le plan qui tend à dissoudre l’Algérie éternelle dans une fiction supranationale « du Golfe à l’Atlantique », il est temps de sonner la mobilisation générale de tous les patriotes décomplexés, dans la diversité de leurs convictions, pour se dresser contre l’infamie. Il est grand temps de sortir des lamentations victimaires et des neutralités égoïstes, pour assumer, sous l’étendard de l’Algérie plurielle, la confrontation idéologique avec le ‘’parti de l’étranger’’. Ce pays fraternel fécondé par Novembre et la Soummam a été révélé en Février par le »Hirak canal historique », avant de sombrer dans sa version caricaturale, ‘’authentique et bénie’’. Si l’accouchement a été bloqué par le COVID19 et une répression soutenue, l’Algérie réconciliée avec ses réalités sociologiques, historiques, culturelles et identitaires est toujours en gestation. « La révolution algérienne n’est inféodée ni à Moscou ni à Washington, à Paris ni au Caire » proclamaient les pères fondateurs au Congrès de la Soummam. « Ni à Ankara, ni à Doha, ni à Abu Dhabi, ni à Ryadh » devraient ajouter ceux qui se revendiquent aujourd’hui de leur héritage.
Dans cette phase critique de la longue marche du peuple algérien vers son émancipation citoyenne, la restauration de nos libertés bafouées est une exigence patriotique qui conditionne, aujourd’hui plus que jamais, la sécurité nationale. Loin du patriotisme tarifé des préposés à l’indignation télécommandée, l’adhésion volontaire au projet ambitieux d’un espoir renouvelé, exige la libération de tous les détenus d’opinion occultés par les querelles de minaret qui entourent les plus médiatiques d’entre eux.
Les propos outranciers et les discours de haine sont les symptômes les plus visibles d’une société en décomposition. Sans la levée de la chappe de plomb qui paralyse le pays, sans la liberté de l’argument contradictoire pour les contrecarrer, le recours aux prétoires et aux cachots comme réponse aux dérives, aussi choquantes soient-elles, ne fera qu’exacerber les sentiments d’injustice, encourager les solidarités claniques et tribales, et approfondir des fractures déjà ouvertes. Qu’il s’agisse de Boualem Sansal ou de Mohamed Belghit.
En assurant le service après-vente de la répression dans une posture d’auxiliaire volontaire, en hurlant à la mort devant la potence dressée pour l’adversaire incarcéré, nous tressons la corde qui va étrangler nos propres espérances.
Par Arezki AÏT-LARBI
Journalise free-lance,
Directeur de KOUKOU Editions