La chute d’un bus du pont d’El Harrach, causant 18 morts et 24 blessés, a bouleversé l’opinion publique. Ce drame, au-delà de son coût humain, symbolise la fragilité persistante d’un espace urbain où se croisent inégalités, pollution et espoirs de modernisation.
Oued El Harrach : un fleuve trop longtemps sacrifié
L’Oued El Harrach, qui traverse l’est d’Alger avant de se jeter dans la baie, est depuis des décennies le reflet du rapport ambivalent de la capitale à son environnement. Transformé avec le temps en canal à ciel ouvert pour les eaux usées industrielles et domestiques, le fleuve a accumulé une pollution massive : métaux lourds, hydrocarbures, bactéries pathogènes, déchets en tous genres.
Malgré de vastes travaux lancés depuis 2012, la réalité reste préoccupante, notamment à El Harrach et à son embouchure, où l’eau demeure noire, nauséabonde et impropre à tout usage récréatif. Plus de 38 milliards de dinars ont déjà été investis dans ce chantier structurant. Selon le bilan officiel de mars dernier, plus de 90% des travaux d’aménagement extérieur et de dépollution ont été réalisés. Cela inclut la création d’espaces verts, d’aires de jeux et de stades sur les rives, alimentés par des eaux traitées issues du projet.
Selon les experts, la dépollution définitive du fleuve exige encore 10 à 15 milliards de dinars supplémentaires et un plan d’urgence ciblé sur El Harrach et son embouchure — deux véritables “points noirs”. Une enveloppe qui reste à la portée de l’État, qui a déjà dépensé bien davantage pour des projets d’embellissement de la capitale, souvent sans résultats tangibles.
Mais au-delà des chiffres, il faudra un véritable engagement politique pour transformer l’Oued El Harrach et devienne enfin un symbole de renouveau pour Alger.
De la rivière vivante à l’égout à ciel ouvert
Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’Oued El Harrach restait relativement propre : on y pratiquait l’irrigation, la pêche et la baignade, et l’on y trouvait moulins hydrauliques et faune aquatique abondante.

La situation change progressivement avec le développement urbain : la colonisation voit la construction de ponts, de routes et la création de la grande zone industrielle de la “Maison Carrée” (auj. El Harrach) a vu s’installer certaines activités industrielles : abattoirs, tanneries, petites usines (notamment liées à la transformation agricole et à l’artisanat), et quelques manufactures implantées autour des voies ferrées et du port d’Alger.
Les abattoirs de Maison Carrée étaient déjà réputés pour leurs nuisances olfactives et leurs déversements, mais il s’agissait d’une pollution beaucoup plus localisée et limitée. A l’indépendance, l’État a choisi de développer l’industrie lourde et de masse sur ces mêmes sites où les infrastructures et la proximité d’Alger facilitaient l’installation des grandes zones industrielles (El Harrach, Rouiba, Réghaïa…).
Ces anciennes zones d’activités sont ainsi devenues les noyaux de l’industrialisation rapide planifiée dans les années 1970 et 1980, engendrant la problématique de pollution qu’on connaît aujourd’hui.
On recense aujourd’hui près de 174 unités industrielles installées sur son bassin. Parmi les plus polluantes : les tanneries d’El Harrach, les huileries d’Oued Smar, les ateliers mécaniques du Gué de Constantine, ou encore la cimenterie d’El Karma.
Si Ahmed Menad, expert algérien auprès de l’ONU, rappelle que la coopération avec la GTZ (aujourd’hui GIZ) avait nourri de grands espoirs pour dépolluer le fleuve. Cet organisme allemand intervenait dans plusieurs secteurs en Algérie depuis 1975, dont le secteur de l’Eau et l’assainissement. Mais, selon notre expert, « les financements n’ont pas suivi, les objectifs changeaient sans cesse : au départ, il s’agissait d’un projet intégré avec aménagement des berges, zones de loisirs et même voie navigable… des illusions habituelles. »
La station d’épuration de Baraki, mise en service en 1989 et modernisée en 2000, affiche une capacité de 200 000 m³/jour mais reste sous-utilisée : une grande partie des rejets urbains et industriels continue d’être déversée directement dans le fleuve.
« En théorie, toutes les unités industrielles devaient installer des stations de prétraitement, mais en pratique ce n’est pas appliqué, car beaucoup d’usines appartiennent à des personnes influentes », déplore l’expert. Il précise que lorsque la STEP reçoit des rejets industriels sans prétraitement, la charge chimique trop élevée perturbe le processus d’épuration, entraînant des arrêts fréquents et le rejet brut d’eaux usées. Les boues générées par la station, faute de traitement, sont parfois déversées directement dans l’oued, ce qui est strictement prohibé.
L’exemple de la seine
Selon les chiffres officiels, 80 à 90% des unités industrielles disposent aujourd’hui d’un système de prétraitement ou sont raccordées à des réseaux dédiés. Mais en réalité, beaucoup de pollutions continuent de s’échapper, les collecteurs secondaires ne sont pas tous achevés, et les rejets directs perdurent.
La comparaison avec la Seine est éclairante : dans les années 1970, le fleuve parisien était extrêmement pollué. Mais une gouvernance claire, des plans d’action pluri-décennaux, la reconversion d’unités polluantes et des investissements massifs ont permis une renaissance. Résultat : baignade autorisée aux Jeux olympiques de 2024.
L’Oued El Harrach est dix fois moins long et moins profond que la Seine. Sa dépollution est donc techniquement possible, et même financièrement abordable. Pourtant, les autorités algériennes n’ont jamais envisagé de relocaliser totalement les activités industrielles qui asphyxient le fleuve, préférant miser sur la modernisation des unités existantes, avec des résultats insuffisants.
