SILA 2025 : l’Algérie face à ses paradoxes

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SILA 2025 : Entre rayonnement populaire et crispations éditoriales, l’Algérie face à ses paradoxes

Par Maghreb Emergent
9 novembre 2025

L’édition 2025 du Salon international du livre d’Alger (SILA), célébrée comme « la plus grande fête du livre du continent », a offert des chiffres record d’affluence et de participation. Mais ce succès apparent cache des tensions structurelles dans la gouvernance du livre et une gestion de la pluralité éditoriale qui interroge sur l’avenir de la liberté de publication en Algérie.

Affluence et diversité : la vitrine d’un pays lecteur ?

De l’ouverture au soir du 8 novembre, le constat s’imposait : le SILA 2025 a attiré plus de 5 millions de visiteurs selon ses organisateurs, battant ainsi tous ses précédents records. 1 254 maisons d’édition venues de 49 pays, 240 000 titres proposés, 565 stands animés par 250 invités – tous genres éditoriaux confondus – ont donné au Salon des allures de « grand marché du livre du Sud ». L’espace d’exposition (23 000 m²) confirmait la dimension continentale de l’événement.

Signe révélateur : la présence croissante d’éditeurs du monde arabe. L’Égypte, par exemple, s’est imposée comme l’acteur-clé de cette édition, profitant d’un recul très net des exposants français et européens. Si la diversité affichée rassure sur la vitalité du secteur, elle masque parfois la difficulté à renouveler la clientèle éditoriale : la part dominante des ouvrages religieux, scolaires et best-sellers réduit encore la place des sciences humaines critiques ou de la jeune création algérienne.

Consommation forte, mais marché fragile

Côté ventes, l’enthousiasme est réel. Les livres algériens (notamment littérature, essais historiques, poésie) et les titres arabophones importés rencontrent un public fidèle et avide. Plusieurs éditeurs, libraires et importateurs notent cependant la rareté croissante des éditions françaises et étrangères, victimes de contraintes douanières, de réévaluations du dinar ainsi que d’une insécurité juridique sur les contenus.

Le phénomène mérite une analyse : si la fréquentation record donne l’image d’un pays lecteur et ouvert, la réalité du marché reste dépendante de politiques d’achat public (livres scolaires, commandes institutionnelles) et d’un public populaire en quête de nouveautés abordables. Les ouvrages scientifiques universitaires, très demandés, sont aujourd’hui quasiment hors de prix.  

En termes de marché du livre, il existe des différences selon les secteurs. Les éditeurs scolaires et religieux réalisent traditionnellement les volumes de ventes les plus élevés, tandis que les maisons d’édition littéraire ou francophone se situent en retrait, mais certaines enregistrent des « records historiques quotidiens » selon leurs propres témoignages, notamment sur le segment jeunesse.

Le chiffre d’affaires consolidé des éditeurs durant le SILA 2025 pourrait donc raisonnablement osciller entre 2,4 et 3,2 milliards de dinars algériens selon l’intensité de la consommation, sans qu’aucune statistique officielle et centralisée ne soit pour l’instant disponible. Ce montant estimatif confirme que le SILA reste aussi le principal « marché du livre » du Maghreb, avec un impact direct sur la trésorerie des maisons d’édition locales et étrangères chaque automne.

Exclusion et censure : le revers de la médaille

Mais ce SILA, qui se veut carrefour mondial des cultures, n’est pas exempt de crispations majeures. La triple exclusion pour la troisième année consécutive de Koukou Éditions, et cette année Tafat Editions et Frantz Fanon Éditions jette une ombre persistante sur la liberté du livre en Algérie. Ces éditeurs – engagés dans la publication de témoignages historiques, d’essais politiques ou de littérature romanesque contemporaine – dénoncent des décisions « sans fondement légal » et contraires à l’article 54 de la Constitution, qui garantit que « l’activité des publications ne peut être interdite qu’en vertu d’une décision de justice ».

La situation judiciaire confirme l’ambiguïté : la plainte déposée par Koukou en 2024 s’est soldée par un non-lieu, le tribunal estimant que le recours devait être administratif, pas pénal. Mais la défense souligne que la décision ministérielle d’exclusion reposait sur un « rapport secret » des services de sécurité, difficile à contester dans les faits. Cette opacité de la gouvernance du secteur sape la confiance avec la profession et nourrit une autocensure rampante chez d’autres éditeurs indépendants. Quand elle n’est pas interdiction formelle, elle se déguise en limitation d’espace d’exposition ou en marginalisation. Le pavillon central est de plus en plus octroyé principalement aux institutions qui n’ont pas spécialement un grand rapport avec l’édition (Ministère des moudjahidines, assemblée populaire nationale, etc.)      

Un consensus politique fragile

Du côté des partis politiques, la mobilisation fut faible. Le Front des forces socialistes (FFS), seul à réagir, a publié un communiqué général sur la « nécessité de promouvoir la pensée et le livre », sans prendre position sur les cas précis d’exclusion ou de censure. Le contraste est frappant entre l’intensité des critiques émises par certains professionnels du secteur (éditeurs, intellectuels) – qui dénoncent « un précédent dangereux pour le pluralisme éditorial » – et la modération, voire l’abstention, du débat politique officiel.

Un éditeur résume : « Personne ne veut s’exposer au risque, mais tout le monde est d’accord pour dire que la censure administrative n’a pas sa place dans une Algérie moderne ».

Rayonnement géopolitique et enjeux pour l’Algérie

Sur la scène internationale, le SILA capitalise sur la discrétion française, fruit de plusieurs années de tensions diplomatiques et éditoriales, mais ne parvient pas à positionner d’autres puissances culturelles d’Europe ou d’Afrique subsaharienne comme partenaires durables. Les liens sahéliens sont cependant renforcés par la présence, quoique quasi formelle, et la promotion de la Mauritanie en tant qu’invitée d’honneur.

L’ambition de l’État de placer l’Algérie comme hub du livre pour l’Afrique du Nord et l’espace arabo-musulman bute, à terme, sur une nécessaire clarification de la régulation culturelle, du respect de la pluralité éditoriale et d’un soutien réel à la création locale indépendante.

Une vitrine qui interroge l’écosystème

Au total, le bilan du SILA 2025 doit être nuancé. Le salon reste une fête populaire, une affirmation vibrante que la société algérienne place la culture et le livre au cœur de son identité contemporaine. L’espace de débat, d’hommage à la mémoire (Fanon, Boudjedra), de remémoration du passé national (massacres du 8 Mai 1945, offensive du 20 août 1955) demeure irremplaçable. A cet effet, le centenaire de Frantz Fanon a donné lieu à des discussions approfondies sur la décolonisation de l’esprit à l’ère du néocolonialisme.

Mais cette vitrine édifiante ne saurait masquer les faiblesses persistantes : la faible visibilité, voire la rareté de la jeune création algérienne hors des circuits officiels et religieux, l’absence de grands éditeurs français et difficultés croissantes pour les étrangers à s’installer malgré la présence d’un grand lectorat francophone.

Plus grave encore, la gouvernance peu transparente qui confine à la confusion des rôles entre administration, sécurité et justice en matière de liberté de publication et surtout le manque d’engagement politique clair pour défendre la pluralité et l’innovation freinent fortement les élans des lecteurs et des éditeurs.

L’essentiel, dès lors, reste à venir : le SILA sera-t-il, dans les années futures, le garant d’une Algérie culturelle ouverte ou le théâtre d’une régulation de plus en plus étroite ?

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