L’Autorité nationale indépendante de régulation de l’audiovisuel (ANIRA) a annoncé, samedi soir, la suspension pour 48 heures de quatre chaînes de télévision privées — El Bilad TV, El Wataniya TV, El Hayat TV et Echourouk TV. La décision est entrée en vigueur à compter de 22h30 et concerne aussi bien la diffusion satellitaire que numérique, avec interdiction de publier de nouveaux contenus en ligne durant toute la période de suspension.
Dans un communiqué rendu public, l’ANIRA a justifié cette mesure par des « manquements professionnels graves » constatés dans la couverture du drame d’El Harrach. « Les chaînes ont interrogé des blessés dans les services d’urgences et de réanimation, poursuivi des familles endeuillées dans leurs moments de choc, diffusé des images et sons choquants sans avertissement préalable, et recherché la maximisation des indicateurs d’interaction sur les réseaux sociaux au détriment de la dignité et de la vie privée du citoyen », souligne l’instance.
L’ANIRA a rappelé que ces pratiques violaient à la fois la loi 23-20 relative à l’activité audiovisuelle et le décret exécutif 24-250 fixant les dispositions du cahier des charges applicable aux services de communication audiovisuelle. Elle a, en outre, ordonné à l’Établissement public de télédiffusion (TDA) d’assurer l’exécution immédiate de cette suspension.
La course à l’audimat au détriment de l’éthique
Ce n’est pas la première fois que des chaînes de télévision algériennes franchissent la ligne rouge. Dans leur quête effrénée d’audience, certaines se sont déjà illustrées par des dérives spectaculaires : diffusion d’images intimes de victimes d’accidents, mise en scène de « micro-trottoirs » sensationnalistes, propos racistes ou encore exploitation du malheur de familles pour créer le buzz sur les réseaux sociaux. Cela sans compter parfois le non-respect de la dignité des personnes. Dans nombre de situations, la déontologie journalistique semble céder la place à la logique du spectacle.
Ces pratiques répétées traduisent une tendance lourde : la dégradation continue du paysage médiatique algérien.
De l’âge d’or au déclin
Il fut un temps pourtant où la presse algérienne, notamment écrite, était considérée comme l’une des plus dynamiques du monde arabe et du Maghreb. Dans les années 1990 et 2000, des titres comme El Watan, Liberté, Le Matin, El Khabar ou encore Le Quotidien d’Oran ont incarné un journalisme combatif, critique, ancré dans le pluralisme naissant. Mais cette vitalité s’est progressivement effritée sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. Dans une stratégie de dilution de la presse critique, de nombreux titres ont été lancés, parfois même par des intrus au secteur. Leurs rôles : faire la promotion des politiques des puissants du moment au détriment de la rigueur professionnelle. En contrepartie, ils bénéficient de la rente de la publicité publique. Et dans la foulée du « printemps arabe », les autorités, redoutant le pouvoir d’Al Djazeera, décident d’autoriser la création de chaines de télés privées. Depuis, de nombreuses chaines, sans grands moyens, ni de véritables professionnels, voient le jour. Au fils des ans, particulièrement depuis le mouvement populaire de 2019, les restrictions sur la liberté d’expression, le verrouillage de l’accès à l’information, la pression économique via la rente publicitaire publique distribuée de façon sélective, ainsi que les harcèlements judiciaires ont fragilisé le secteur. Le quotidien Liberté a cessé de paraître en 2022, suivi par d’autres titres régionaux ou spécialisés, incapables de survivre dans un climat de fermeture et de censure indirecte.
Dans l’audiovisuel, la libéralisation annoncée n’a jamais réellement eu lieu : les chaînes privées, souvent adossées à des intérêts économiques et politiques opaques, ont préféré le sensationnalisme et la dépendance publicitaire à l’exigence professionnelle. Aujourd’hui, la multiplication des dérives n’est plus l’exception mais la règle, donnant l’image d’un champ médiatique en décadence.
Une presse en perte de repères
La suspension d’El Bilad TV, El Wataniya TV, El Hayat TV et Echourouk TV est symptomatique d’une crise plus profonde. La presse algérienne, qu’elle soit écrite ou audiovisuelle, souffre à la fois de l’absence de liberté réelle, de la fragilité économique et d’une dépendance chronique aux financements publics et privés opaques. Dans ce contexte, la quête d’audimat et de survie financière se fait souvent au détriment de l’éthique, du respect des personnes et du rôle fondamental d’information.
À travers cette décision, l’ANIRA envoie un signal fort. Mais tant que le climat général de fermeture et de dépendance ne sera pas levé, les dérives continueront de ternir l’image d’une presse qui fut autrefois un espace de liberté et d’espoir.