« Attention, “frèèèère”, en allant dans une boucherie halal, tu risques un fichage S. » C’est la boutade, non dénuée de sérieux, échangée entre un Algérien d’Alger et un Algérien de France au lendemain de la publication par Le Figaro d’un rapport sur “l’entrisme” présumé des Frères musulmans, examiné mercredi par un Conseil de défense et de sécurité nationale réuni à l’Élysée.
Ce rapport, intitulé “Frères musulmans et islamisme politique en France”, même s’il n’omet pas la formule d’usage sur le rejet de “l’amalgame”, devrait alerter les musulmans de France qui ne sont que… musulmans. Le texte, jugé très complotiste, élargit l’entrisme présumé des Frères musulmans jusqu’au domaine ordinaire de la boucherie halal en France. Selon l’Élysée, le document « établit très clairement le caractère antirépublicain et subversif » de l’organisation islamiste. Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, dans un discours perçu comme complotiste et islamophobe, évoque un « islamisme à bas bruit qui se répand en tentant d’infiltrer les associations sportives, culturelles, sociales ou autres », et dont « l’objectif ultime est de faire basculer toute la société française dans la charia ».
Discours complotiste
« Ce n’est plus la liberté guidant le peuple de Delacroix, ce sont les Émirats guidant leurs pas », nous confie un journaliste franco-algérien ayant souhaité garder l’anonymat. Ce constat se retrouve dans la recension du journal Le Monde, qui souligne que le rapport est « largement inspiré par les Émirats arabes unis, qui mènent une guerre obsessionnelle contre la confrérie partout dans le monde ». Il rejoint également les thèses controversées de la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler, devenue la nouvelle coqueluche de la place Beauvau à la suite de Bernard Rougier, qui a popularisé le « séparatisme islamiste », et de Gilles Kepel, le concepteur du « djihadisme d’atmosphère ».
Le paradoxe est que ce discours complotiste s’accompagne aussi d’un constat sur le poids, très limité, de ce qui est désigné comme la représentation des “FM” en France, à savoir l’association Musulmans de France, héritière de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). On lui attribue 139 lieux de culte, soit 7 % du total. Le rapport estime entre 400 et 1 000 le nombre de membres des FM. Globalement, note Le Monde, l’organisation “Musulmans de France” est en perte de vitesse par rapport aux années 2000, lorsque l’UOIF organisait des rassemblements annuels de 100 000 personnes.
Un rapport « délirant »
À l’échelle européenne, le rapport désigne le Conseil des musulmans européens (CEM) comme l’organisation cadre de la confrérie en Europe, avec un budget annuel de 300 000 euros, ce qui indique clairement ses limites. Où donc serait la menace ? On évoque un “islamisme municipal” qui serait le fait d’acteurs musulmans locaux et qui pourrait peser sur les élections municipales ? La formulation est vague et englobe ainsi tous les Français musulmans qui s’investissent dans la vie de la commune et seraient, de ce fait, soupçonnés d’entrisme. De là à dire que le bon musulman serait celui qui n’existe pas, il n’y a qu’un pas…
Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, qualifie le rapport de “délirant” car il désigne comme « entrisme » ce qui relève d’une simple situation où les musulmans, comme d’autres communautés, aspirent à disposer d’établissements scolaires ou de mosquées. « Le rapport à l’islam en France est désormais du domaine psychiatrique et non plus de la recherche. On ne peut plus débattre. On est dans le délire obsessionnel, c’est-à-dire qu’on interprète tout dans le sens de nos fantasmes », souligne-t-il.
Enfin, le député LFI David Giraud, dans un moment de radio anthologie, a expliqué à un journaliste offensif qui n’avait pas vraiment lu le document que celui-ci participe à la construction d’une figure du musulman qui serait, par essence, en train de comploter contre les lois de la République et de pratiquer la “taqiya”.