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Zakaria, disparu en mer : le récit bouleversant d’une famille brisée par la harga

Par Lynda Abbou
8 mai 2025

Ce 8 mai aurait dû être un jour de célébration pour la famille Boubetra. Zakaria, leur fils aîné, aurait fêté ses 29 ans. Mais ce jour réveille une douleur profonde, celle d’un fils disparu en mer le 21 septembre 2020. À travers un témoignage bouleversant, ses parents racontent l’histoire d’un jeune homme brillant, qui rêvait d’un avenir meilleur, et dont le destin a basculé dans les eaux de la Méditerranée.

Ce 21 septembre 2020, au coucher du soleil, Zakaria Boubetra, 24 ans, est un peu fébrile. Dans sa maison d’Ain Benian, sur la côte ouest d’Alger, surplombant la mer Méditerranée, cet étudiant en langues se hâte de préparer son sac à dos en prévision d’un voyage. Quelques affaires personnelles ramassées à la va-vite, quelques gâteaux et le voilà prêt à quitter la maison. « Je pars en mission à Adrar, au sud du pays », dit-il à ses parents, loin de soupçonner que leur fils, interprète pour des délégations étrangères, allait rejoindre un groupe de « harragas », à El Hammamet, non loin d’ici, dans l’espoir de rejoindre l’autre rive de la Méditerranée.  

« Je lui ai proposé un yaourt, il m’a dit qu’il en avait déjà pris. Je lui ai demandé s’il en voulait un autre, il a accepté. Puis, j’ai demandé : « Tu veux de l’argent de poche ? » Il m’a répondu : « Non, papa, merci, j’en ai. » Je lui ai lancé en plaisantant : « De toute façon, je t’aurais donné que 100 DA ! » Ce furent nos derniers mots. », raconte son père, Ahcen, commerçant, le visage rongé par la tristesse.

Zakaria ne sollicite jamais ses parents pour l’argent. Depuis son jeune âge, il a appris à être indépendant financièrement, faisant toute sorte de job. « Depuis son jeune âge, il ne me demandait pas d’argent, il a commencé à être indépendant financièrement très jeune », précise son père. Cette autonomie financière et le confort dont il jouissait à la maison parentale, a probablement masqué son projet secret.

« Il est parti uniquement avec quelques gâteaux secs, et une nouvelle paire de baskets qu’il n’avait jamais encore portée », raconte, de son côté, sa maman, Sabrina Bouabbas, les larmes perlant sur son visage.

Zakaria prétexte qu’il ne veut pas que son sac soit trop lourd et qu’il pourrait acheter tout ce dont il a besoin sur place, une fois arrivé à Adrar. Mais ce refus de se préparer comme d’habitude a quelque peu intrigué la mère, loin de douter qu’il s’apprêtait à partir sur une embarcation de fortune vers l’Europe. « Ça m’avait un peu intriguée, d’autant qu’il a refusé de diner. D’habitude, mon fils mange bien car c’est un sportif ».

Quand Zakaria ne répond plus

Le lendemain matin, pensant que son fils se reposait à l’hôtel, Ahcen décide de ne l’appeler que plus tard, dans l’après-midi. Mais le téléphone de Zakaria est éteint. Il tente plusieurs fois avant que quelqu’un ne décroche, des voix se faisant entendre, mais pas celle de son fils. L’inquiétude s’empare alors de lui. « J’ai fermé la boutique. Je me suis dit qu’un malheur lui était arrivé dans le désert. », confesse-t-il. Il appelle alors son neveu, Ali, également très proche de Zakaria. Celui-ci lui révèle la vérité : « Tonton, lui dit-il, Zakaria hreg (littéralement, parti illégalement). Il est parti dans un boti (terme algérien désignant une petite embarcation). »

Vue depuis la maison des Boubetra, où vivait Zakaria

À cet instant, le père, glacé par la nouvelle, est comme désemparé. Il regarde la mer calme et soupire : « Impuissant, j’ai commencé à prier pour lui ». Mais, il refuse de mettre au parfum sa femme qui se demandait pourquoi son fils n’appelait pas à la maison, comme à ses habitudes.

Plus tard, un autre père dont le fils était dans la même embarcation que Zakaria lui confirme l’information : il est parti avec douze autres jeunes depuis la plage d’El Hammamet, commune voisine d’Ain Benian. Débute alors une attente insoutenable. « Et dire que ce soir-là, pendant que je dormais paisiblement, mon fils était en train de lutter contre les vagues. ». « Rien qu’en y repensant, ça me déchire le cœur. ».

Faux espoirs, vraies douleurs

Dès le lendemain, des rumeurs circulent faisant état de l’arrivée de l’embarcation en Espagne. De quoi susciter un maigre espoir chez ce père inquiet et qui peine à s’expliquer les raisons ayant conduit son fils à tenter cette aventure périlleuse. « Quelqu’un a diffusé une vidéo sur les réseaux sociaux disant qu’ils sont arrivés en Espagne. Donc, j’ai cru que mon fils était retenu dans un centre de confinement à cause du Covid. Et c’est comme ça que j’ai nourri l’espoir pendant plusieurs jours ».

Mais au fil des jours, et faute d’informations fiables, l’optimisme commence à céder le pas au désespoir. A sa femme qui le pressait d’avoir des nouvelles sur son fils, il finit par avouer : « Zakaria n’est pas à Adrar, il a pris la mer. ».  Un choc. Elle s’effondre. « J’avais un pressentiment qu’il était en danger, un sentiment étrange m’habitait », raconte-t-elle. « C’est là que la spirale de la douleur a commencé. », ajoute le père.

Des gestes prémonitoires, des adieux muets

Pourtant, peu avant son départ, certains signes trahissaient les intentions du jeune homme. Des signes qui pouvaient susciter des soupçons.  « Il ne cessait de me prendre dans ses bras en me disant maman je t’aime », se rappelle Sabrina, submergée par l’émotion. Elle ne comprenait pas les raisons de cette tendresse insistante de la part de son fils. « Il me disait papa prie pour moi. Et je le voyais souvent seul dans le salon, à regarder la mer. », témoigne pour sa part Ahcen. Et d’ajouter : « On est face à la mer, on vit avec cette image tous les jours. ».

La Méditerranée comme le passage des pêcheurs et des « botis » étaient toujours à la vue du jeune Zakaria.

Des rêves ancrés en Algérie, fauchés par la mer

Jusqu’à ce jour fatidique où tout a basculé, ses parents ignoraient ce que signifiait le mot Harga ou Boti (termes utilisés par les jeunes pour désigner une embarcation de fortune). « Je ne connaissais que le mot barque, jusqu’au fameux 21 septembre 2020 qui a changé notre vie », explique Ahcen.

Etudiant assidu à l’université d’Alger 2, où il était inscrit en langue turque, Zakaria Boubertra avait travaillé pour le compte de plusieurs délégations turques visitant l’Algérie. Il avait effectué plus d’un voyage légalement en Turquie pour des études et d’autres en Serbie pour rendre visite à un ami à lui. À 24 ans, il rêvait d’un avenir qu’il voulait construire en Algérie. « Mon fils a dessiné son avenir ici », confie sa mère. « Il voulait se marier jeune et réaliser aussi nos rêves à nous, ses parents. ».

Aîné d’une fratrie de trois enfants, dont deux jeunes sœurs, il partageait une grande complicité avec ses parents, qui parlent de lui avec tendresse et admiration. « C’était mon ami de tous les temps », dit sa mère. « C’était un ami, on discutait de tout. Je le conseillais toujours et ce n’était pas un contrôle de ma part, mais plutôt une vraie complicité. », complète son père.

Zakaria avait envisagé un moment de se rendre en France depuis la Serbie, mais avait finalement préféré revenir en Algérie pour renouveler son passeport, presque expiré. Il comptait repartir ensuite légalement. Mais la pandémie de Covid-19 avait contrarié ses plans. Sa demande de visa pour la Serbie avait été refusée, contrairement à celle de son cousin, avec qui il avait entrepris la démarche. « Son cousin Ali est parti en Serbie puis en France, mais pas Zakaria ».

L’idée d’un départ irrégulier

Et c’est peut-être à ce moment-là qu’a germé en lui l’idée de la harga . C’est ainsi qu’il a commencé à montrer à sa mère des vidéos de jeunes algériens tentant, au péril de leur vie, de gagner l’Europe par la mer et en traversant dangereusement les frontières terrestres de certains pays européens. « Il voulait voir ma réaction », pense aujourd’hui Sabrina, qui lui disait alors : « Pourquoi ils se sacrifient comme ça ? Pourquoi ils rendent malades leurs parents ? ». Son père se souvient que lorsqu’ils voyaient ensemble ces vidéos, ils en parlaient comme d’un phénomène lointain, qui ne les concernaient pas.

Un jeune homme brillant, au cœur tendre et aux rêves multiples

Bien plus qu’une relation entre fils et parents, le lien entre Zakaria et sa famille était très fort. « Il a réalisé une partie de mes rêves », dit, le cœur brisé, son père. « Sa spécialité universitaire en langues étrangères me passionnait, il a fait les études que je voulais moi-même faire, je voyais mon rêve se réaliser à travers lui. »



Les deux parents décrivent un jeune homme serviable, généreux, apprécié de tous. « Après sa disparition, on a découvert notre fils à travers le regard des autres. Des gens sont venus nous voir, et ont témoigné sur les réseaux sociaux. On a découvert qu’il aidait beaucoup de personnes, une valeur qu’on a toujours voulue lui transmettre. ». « Ses enseignants nous ont dit que c’était un excellent étudiant, tant sur le plan académique qu’humain. ». Des témoignages qui les rendaient si fiers de lui.

Polyglotte, Zakaria maîtrisait plusieurs langues dont l’arabe, le turc, le français et l’anglais. Il s’était même mis à apprendre le serbe. « Il ne voulait pas vivre à l’étranger. Il voulait étudier là-bas, puis revenir ici », assurent ses parents. « Lors d’une de nos dernières discussions sur un sujet lié à nos moyens financiers, il m’avait dit qu’il allait partir. Je pensais qu’il parlait d’un voyage légal. J’étais loin de songer qu’il parlait de migration irrégulière, je lui avais alors répondu : vas-y pars », révèle Ahcen.

Une famille meurtrie, mais debout

Aujourd’hui, quatre ans après sa disparition, la famille peine à s’accommoder de son absence. Sa plus jeune sœur, qui avait 10 ans en 2020, regarde les matchs de football de la JSKabylie, son équipe préférée, et dit à son père : « Mets la chaîne terrestre, je veux regarder, comme le faisait Dadda (mon frère, ndlr). » Elle dessine et colle des photos de lui sur son armoire. L’autre sœur, elle, s’enferme souvent dans sa chambre pour pleurer. « Je cache mon chagrin pour ne pas les traumatiser », confie leur mère.

Quant au père, il raconte qu’un ami ayant perdu son fils est venu lui dire : « J’aurais préféré que mon fils soit porté disparu, au moins il y aurait de l’espoir ». « Moi, j’aurais préféré avoir une tombe pour m’y recueillir. Attendre l’inconnu, c’est un supplice. », lui répond-t-il. Un vœu que partage la mère : « Oui, c’est vrai. »

Un message fort aux jeunes

Dans leur maison, chaque objet rappelle Zakaria. Ses livres, ses souvenirs de Turquie, les décorations de la JSK, une théière que sa mère utilise chaque jour. Pour s’occuper, Sabrina, affaiblie par la maladie, a commencé à apprendre le Coran et à donner des cours à des enfants. « Parfois, dans mes rêves, je vois mon fils me féliciter et ça m’encourage énormément dans mon combat contre la déprime ».

Le père, lui, a versé dans l’artisanat, fabriquant des œuvres à partir de matériaux recyclés. Il donne aussi des cours de soutien scolaire, une activité bénévole qu’il mène depuis 15 ans. Ses anciens élèves continuent de venir le voir. « Comme s’ils ressentaient mon chagrin. Ils viennent, me prennent dans leurs bras et passent du temps avec moi. Ça m’aide. »

Aujourd’hui, la famille, dont le quotidien est un combat permanent entre l’espoir et le deuil, entre la mémoire et l’absence, souhaite envoyer un message fort à la jeunesse : « Attention, vous faites mal à vos parents. On est morts en vie. On fait semblant de sourire, mais à l’intérieur, on est détruits », dit la mère.  « Vous laissez une douleur immense. La harga n’est pas une solution », lance le père.

Depuis la fenêtre de leur maison, les membres de la famille regardent souvent la mer, devenue bien plus qu’une frontière pour eux. Chaque jour, les vagues viennent leur rappeler l’intensité de leur souffrance. Synonyme de beauté et de liberté, elle est devenue, pour eux, le témoin cruel de la perte de leur fils et frère, Zakaria. Une perte qu’ils ne pourront jamais oublier.  « Zakaria était un don du ciel qui nous a été happé par la mer », pleure Ahcen.

Des larmes qu’il doit partager avec tant d’autres. Car Zakaria n’est pas un cas isolé. Comme lui, des centaines de jeunes disparaissent chaque année dans les eaux de la Méditerranée à bord d’embarcations de fortune, alors qu’ils espéraient atteindre l’Europe. Cette tragédie s’inscrit dans une longue série de désastres humains. Le corridor maritime reliant l’Algérie aux côtes espagnoles est, en effet, devenu le théâtre de drames « toujours plus nombreux », selon un rapport de la garde civile espagnole révélé en décembre 2024. Des corps sans vie s’échouent à longueur d’année sur les côtes des deux rives de la Méditerranée. Et pour les familles, comme celle de Zakaria, l’absence de dépouille à inhumer rend le deuil impossible. D’après les dernières statistiques de l’ONG Caminando Fronteras, au moins 517 personnes ont perdu la vie sur cette route en 2024, contre 464 en 2022 et 191 en 2021. Une progression silencieuse, une hémorragie humaine qui se poursuit loin des projecteurs…

Pour en savoir plus sur leur histoire et ce récit poignant, vous pouvez écouter notre podcast au lien suivant :


Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-ArabiBabelMedMada MasrMaghreb ÉmergentMashallah NewsNawaat7iber et Orient XXI.

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