L’attaque israélienne sur Doha, capitale du Qatar, a provoqué un séisme politique dans le monde arabe. En visant des dirigeants du Hamas réunis pour discuter d’un cessez-le-feu, Israël a frappé en plein cœur un État allié des États-Unis, à quelques kilomètres de la plus grande base militaire américaine de la région.
Le plus pro-israélien — et antipalestinien — des émirs du Golfe, l’ennemi du Qatar, Mohammed Ben Zayed, président des Émirats arabes unis, a été le premier dirigeant du Golfe à se rendre à Doha, au lendemain de l’attaque contre un bâtiment de la capitale qatarie où étaient réunis des responsables du Hamas engagés dans les négociations sur la guerre à Gaza. L’antipathie, maintes fois vérifiée, de Mohammed Ben Zayed à l’égard du Qatar a été supplantée par le choc du message américain contenu dans cette agression.
Ce message est implacable : l’attaque s’est déroulée à quelques kilomètres seulement de la base américaine d’Al-Udeid, principal centre de commandement des opérations américaines au Moyen-Orient. Ses systèmes de surveillance aérienne et de défense sont parmi les plus sophistiqués au monde. Il est inconcevable que des avions de combat israéliens aient pu opérer dans l’espace aérien qatari sans être détectés. L’opération s’est donc déroulée avec l’assentiment — et sans doute l’appui — de Washington. La formule populaire حاميها حراميها (« celui qui devait nous protéger est celui qui nous a volés ») s’applique parfaitement.
Un message brutal
Ni la souveraineté du Qatar, ni la présence américaine n’ont constitué un frein. Et surtout, ni l’amitié affichée des monarchies du Golfe envers Washington n’a pesé dans la balance.
Les pays du Golfe, qui dépensent sans compter et se préparent à investir des milliers de milliards de dollars aux États-Unis pour complaire à Trump, découvrent que la “protection” américaine n’est qu’un marché de dupes.
Elle ne fonctionne que face à une hypothétique menace iranienne ; elle ne fonctionne pas contre Israël. L’Arabie saoudite en avait déjà fait l’amère expérience après les attaques de drones menées par les Houthis contre ses infrastructures pétrolières. Israël reste, de fait, le seul allié stratégique durable de Washington au Moyen-Orient.
Des pions qui payent cher
Depuis les Accords d’Abraham, plusieurs monarchies du Golfe ont normalisé leurs relations avec Israël, misant sur une alliance stratégique avec Washington. En échange, elles ont mis en sourdine leur soutien à la cause palestinienne — pire, comme les Émirats, elles ont parfois affiché une franche hostilité aux Palestiniens. L’attaque contre Doha révèle l’ampleur de ces concessions : les États du Golfe, rejoints par la monarchie marocaine, ont abandonné Gaza soumise à une entreprise génocidaire et restent silencieux face à la colonisation ouverte de la Cisjordanie, en contrepartie d’une promesse de sécurité qui n’existe pas. Un marché de dupes déjà payé au prix de plus de 60 000 Palestiniens tués et de milliards de dollars engloutis.
Dans le Golfe, où l’opinion publique restait largement pro-américaine, la colère monte. Sur les réseaux sociaux, les critiques fusent contre des dirigeants accusés d’avoir troqué leur dignité contre des illusions : « Ils ont vendu la Palestine et se sont fait humilier chez eux », « Washington protège Israël, pas nous ». C’est la tonalité dominante.
Même certaines élites, d’ordinaire prudentes, laissent percer un dépit contenu. Le message de Washington, relayé depuis sa base d’Al-Udeid, est clair : les États du Golfe ne sont pas de vrais alliés, mais des clients et des instruments, surtout contre l’Iran. Israël, fort du soutien américain, démontre qu’il peut agir en toute impunité, même sur le sol d’un pays qui abrite des milliers de soldats des États-Unis.
Une rupture impossible
Face à cette humiliation, certains évoquent une réorientation vers la Chine ou la Russie. Cela relève pour l’instant de la politique-fiction. La vassalisation politique des pays du Golfe à l’égard des États-Unis est une prison à triple tour. Leurs armées sont équipées par l’industrie américaine, leurs économies sont arrimées au dollar, leurs élites formées dans les universités américaines, et leur stabilité interne dépend en grande partie du soutien — ou de la tolérance — de Washington.
Même leur colère “officielle” reste contenue, calibrée, diplomatique : pas de rupture, pas de sanctions, pas de révision stratégique. Juste des mots, des communiqués, des indignations sans lendemain. L’affranchissement n’est même pas envisageable. Et quand on pense que ces États du Golfe sont devenus hégémoniques au sein de la Ligue arabe, où ils imposent leur tempo, on devine l’extrême faiblesse des autres États arabes qui étouffent l’expression libre de leurs populations.
L’attaque sur Doha agit comme un révélateur. Elle expose la fragilité des alliances arabes, la brutalité des rapports de force et l’illusion d’un partenariat équilibré avec les États-Unis. Elle rappelle que, dans le grand jeu géopolitique, les intérêts priment sur les amitiés, et que les peuples arabes, eux, n’ont pas oublié la Palestine — ni Gaza, ni Jérusalem, ni les promesses trahies. Et ils n’oublieront pas Doha.