« 40 % des Algériens sont sous ISTN » : cette phrase, attribuée par le journaliste Ahmed Harzellah à l’ex-ministre de la Communication Mohamed Meziane le 16 mai 2025, a réveillé l’opinion publique sur l’ampleur réelle des interdictions de sortie du territoire national (ISTN) en Algérie.
Dans une vidéo publiée ce jour-là, Harzellah explique avoir été frappé d’une ISTN alors qu’il détenait un passeport étranger, et affirme avoir entendu Meziane déclarer, sur un ton apparemment ironique : « Ne vous inquiétez pas, plus de 40 % des Algériens sont interdits de voyager. » Le ministère a aussitôt démenti catégoriquement ces propos, les qualifiant de « fallacieux et tendancieux ».
Qu’elle soit exacte ou non, cette déclaration a servi de révélateur d’un phénomène perçu comme de plus en plus massif, assimilé par certains à un « mode carcéral à ciel ouvert », touchant des catégories sociales variées — y compris de nombreux acteurs économiques entravés dans leurs déplacements internationaux.
Un outil juridique détourné, devenu pratique arbitraire
Les ISTN disposent d’une base juridique précise dans le droit algérien. L’article 49 de la Constitution de 2020 garantit à tout citoyen la liberté de circulation et le droit de quitter le territoire national ; toute restriction ne peut être imposée que pour une durée déterminée, par décision motivée de l’autorité judiciaire. Le Code de procédure pénale, en son article 36 bis 1, autorise le procureur à ordonner une interdiction de sortie du territoire pour les besoins d’une enquête, sous conditions strictes et pour des durées limitées et renouvelables.
Les organisations de défense des droits humains documentent cependant une multiplication de mesures jugées arbitraires, souvent imposées sans notification préalable, sans base judiciaire formelle et sans possibilité réelle de recours. Dans plusieurs cas, les personnes concernées n’ont découvert leur ISTN qu’au moment de tenter de voyager. Human Rights Watch et MENA Rights Group ont recensé des dizaines de situations où des ISTN ont été prolongées indéfiniment, parfois des années après la clôture d’une procédure judiciaire ou après une relaxe.
Selon ces rapports, la pratique s’est intensifiée depuis 2022 et a atteint un pic en 2025 par effet cumulatif. Elle touche principalement des militants, journalistes, syndicalistes et défenseurs des droits civiques, et est largement perçue comme un outil de répression et de contrôle des voix critiques.
L’impact sur le milieu des affaires
Au-delà des cercles politiques et civiques, l’ISTN affecte désormais durablement le milieu économique, bien au-delà de la première vague lancée au début du Hirak (2019) contre les oligarques de l’ère Bouteflika. La capacité des chefs d’entreprise à mener des activités internationales s’en trouve fortement entravée.
Le cas le plus emblématique reste celui d’Issad Rebrab, fondateur du groupe Cevital. Bien que soumis à des restrictions judiciaires de nature commerciale, sa situation illustre la manière dont des contraintes imposées par la justice ou l’administration peuvent produire des effets paralysants bien au-delà de la clôture des procédures pénales initiales.
Selon des sources non officielles et des témoignages anonymes, plusieurs dizaines de chefs d’entreprise seraient empêchés de voyager en raison d’ISTN décidées dans le cadre d’enquêtes économiques ou administratives. Certains subissent ces restrictions des années après la fin de toute procédure, créant un climat d’incertitude et de blocage pour les activités commerciales internationales. Une forme d’omerta règne dans les milieux d’affaires : nombreux sont ceux qui tentent de faire lever leur ISTN discrètement, sans médiatisation, afin d’éviter toute stigmatisation institutionnelle.
Un dirigeant d’entreprise, sous couvert d’anonymat, confie à Maghreb Émergent : « Je m’estime chanceux. Je suis passé à deux doigts du mandat de dépôt. Des relations professionnelles sont en prison. Moi, je suis libre de circuler en Algérie avec ma famille, et je m’en contente pour le moment », illustrant la peur diffuse de poursuites pénales.
Délais infinis et conséquences économiques
La durée des ISTN constitue un autre point de blocage majeur. Dans plusieurs cas, y compris après un acquittement ou une relaxation en appel, les personnes concernées n’ont ni récupéré leur passeport ni obtenu la levée de l’interdiction. Un ancien cadre d’entreprise publique témoigne : « Cela fait cinq ans que je n’ai pas quitté le pays. L’affaire est montée à la Cour suprême et a été jugée une troisième fois. J’ai été innocenté, mais impossible de récupérer mon passeport pour en refaire un. Les voies légales ne donnent rien. Je finirai par renoncer à voyager jusqu’à ce que le pays retrouve la raison. »
L’impact économique est difficile à chiffrer, mais il est tangible : absence d’acteurs algériens dans les foires internationales, négociations d’approvisionnement compromises, opérations d’exportation retardées ou annulées, affaiblissant la présence du secteur privé sur les marchés extérieurs. Les ISTN frappent néanmoins en priorité les personnes impliquées dans le Hirak (2019-2021) et leurs soutiens, dont le nombre exact reste inconnu mais que les ONG estiment à plusieurs milliers.
Par ailleurs, la pratique croissante des interdictions d’entrée sur le territoire — illustrée par les cas du journaliste Farid Alilat (2024) ou de la présidente de SOS Disparus, Nacera Dutour (2025) — témoigne d’une dérive plus large du droit à la liberté de circulation au-delà du seul cadre des ISTN.
En définitive, l’usage des ISTN en Algérie s’est transformé, en rupture avec l’esprit constitutionnel, d’un instrument judiciaire encadré en un levier de pression politique et économique, aux effets durables sur la mobilité des personnes et sur la vitalité du tissu entrepreneurial national.