Entre vingt-cinq et trente-huit milliards de dollars pour un gazoduc qui traverserait treize pays africains : le projet Nigeria- Maroc peine à convaincre. Selon une analyse confidentielle, il faudrait près de trois siècles pour amortir l’investissement.
Le gazoduc Nigeria-Maroc, rebaptisé Africa Atlantic Gas Pipeline, fait partie de ces grands chantiers qui impressionnent sur le papier. Cinq mille six cents kilomètres le long de la côte atlantique, du golfe de Guinée jusqu’aux portes de l’Europe, avec treize pays traversés. Un projet de trente milliards de mètres cubes de gaz par an, dont une partie destinée au marché européen. Le problème, c’est qu’il n’y a pas vraiment de marché.
C’est en tout cas la conclusion du cabinet North Africa Risk Consulting dans une note interne obtenue par plusieurs médias. Selon le cabinet, le projet est une “solution in search of a problem”. Autrement dit, on construit d’abord, on verra après qui achète.
Avec un coût oscillant entre vingt-cinq et trente-huit milliards de dollars selon les scénarios, et en tenant compte des volumes réels, des tarifs de transport et d’une demande bien incertaine, le cabinet calcule que l’infrastructure mettrait “deux cent quatre-vingt-huit ans à être rentabilisée”. Même en retenant les hypothèses les plus optimistes, on reste très loin des horizons classiques de retour sur investissement.
Le nœud du problème, c’est la destination finale. Sur les trente milliards de mètres cubes annoncés, seuls douze seraient destinés à l’Europe via le Maroc. Le reste serait capté par les pays traversés pour leur propre consommation. Mais l’Europe, justement, ne cherche pas de nouvelles sources africaines. Elle a consommé plus de trois cents milliards de mètres cubes en 2023 et s’est engagée à réduire ses importations de gaz d’ici 2030, en misant sur l’efficacité énergétique et les renouvelables. L’Union européenne privilégie d’ailleurs massivement le GNL entre 2024 et 2030.
Du côté africain, la logique est tout aussi bancale. Les volumes exportables sont limités et rien n’indique qu’un marché intracontinental soit en train d’émerger. Le projet ne vise pas à stimuler la consommation, mais à capter une demande qui n’existe pas vraiment. Sur le plan strictement économique, difficile de justifier l’addition.

Une guerre de souveraineté contre Alger
Reste la géopolitique. Le vrai moteur du projet, c’est sans doute moins le gaz que la rivalité Maroc-Algérie. En octobre 2021, l’Algérie a coupé l’approvisionnement en gaz du Maroc via le gazoduc Maghreb-Europe, en représailles aux “actions hostiles” de Rabat. Une décision qui a poussé le royaume à chercher des alternatives.
Face au projet marocain, Alger a réactivé son propre gazoduc transsaharien. Le TSGP doit relier le Nigeria à l’Algérie via le Niger sur quatre mille deux cents kilomètres. Et là, les chiffres changent du tout au tout. Coût : treize milliards de dollars, soit moins de la moitié du projet marocain. Trois pays traversés contre treize. Sur les quatre mille deux cents kilomètres prévus, mille huit cents restent à construire, contre la quasi-totalité pour le tracé atlantique.
Le rapport North Africa Risk Consulting le souligne à juste titre que le projet algérien est jugé nettement plus réaliste. L’Algérie peut s’appuyer sur son infrastructure gazière existante, notamment le gazoduc Medgaz qui relie déjà le pays à l’Espagne. De quoi offrir une entrée rapide et compétitive au gaz nigérian sur les marchés européens, sans les complications logistiques et financières du projet marocain.
En février 2025, les trois pays ont signé des accords pour actualiser l’étude de faisabilité, confiée au cabinet britannique Penspen. Le ministre nigérian de l’Énergie a même qualifié le gazoduc transsaharien de “pilier stratégique” en octobre 2025, lors d’une rencontre à Doha avec son homologue algérien.
Le Maroc, lui, mise sur la dimension régionale. La CEDEAO soutient officiellement l’initiative, la Banque islamique de développement et le fonds de l’OPEP ont annoncé leur participation. Mais les délais s’allongent. La publication finale de l’étude de faisabilité, prévue pour 2024, a été repoussée au premier semestre 2026. En cause : l’absence de données techniques complètes et surtout, le manque d’acheteurs prêts à s’engager.