Depuis quelques mois, une petite révolution silencieuse s’opère en Europe du Sud. Les courbes économiques semblent s’être croisées : l’Espagne affiche de meilleurs résultats que la France sur plusieurs indicateurs clés. De quoi parler, comme l’éditorialiste d’El País, Xavier Vidal-Folch, d’un véritable « sorpasso« . Mais si l’expression frappe, elle mérite d’être nuancée.
Une croissance bien plus vigoureuse
Après la pandémie, l’économie espagnole a rebondi plus vite que prévu. L’Institut national de statistique (INE) a révisé la croissance 2024 à 3,5 %, et les prévisions pour 2025 gravitent autour de 2,7 %. La France, de son côté, peine à dépasser 1 %. Ce dynamisme espagnol s’explique par un marché de l’emploi en nette expansion, une consommation soutenue et un regain d’investissement. À court terme, Madrid bénéficie clairement d’un cycle plus favorable.
Des finances publiques en meilleure posture
Autre contraste : le déficit public. L’Espagne l’a ramené autour de 3,2 % du PIB en 2024 (même à 2,8 % en neutralisant certains effets exceptionnels). La France, elle, a vu son déficit gonfler à près de 5,8 %. La dette publique suit la même trajectoire divergente : environ 101 % du PIB côté espagnol, contre près de 113 % côté français. L’écart n’est pas gigantesque, mais il rompt avec une décennie où l’Espagne, jadis marquée par la crise de la dette souveraine, était considérée comme plus fragile.
Un regard des marchés qui s’inverse
Les agences de notation traduisent ce mouvement. En septembre, Fitch a abaissé la note de la dette française d’AA- à A+, tandis que Standard & Poor’s relevait celle de l’Espagne de A à A+. Conséquence : la fameuse « prima de riesgo », c’est-à-dire l’écart de taux par rapport à l’Allemagne, est désormais plus basse pour l’Espagne (56 points de base) que pour la France (82). Autrement dit, les investisseurs jugent aujourd’hui l’emprunt espagnol légèrement moins risqué que l’emprunt français – une situation inimaginable il y a dix ans, au plus fort de la crise européenne.
Des raisons structurelles… et conjoncturelles
Faut-il y voir un changement de modèle ? En partie seulement. Madrid profite d’un effet de rattrapage après des années de sous-activité et d’un marché du travail qui crée des emplois à un rythme soutenu. Les recettes fiscales progressent mécaniquement, tandis que la politique budgétaire reste relativement stable. En France, les baisses d’impôts décidées sous Emmanuel Macron – sur le patrimoine, les sociétés ou la production – ont amputé les recettes, tandis que l’instabilité politique complique les réformes. Mais ces différences reflètent aussi la conjoncture : inflation, rebond post-Covid, politiques monétaires et financières favorables.
Un « sorpasso » limité
Parler d’un dépassement global serait cependant trompeur, estiment des analystes. L’Espagne demeure moins productive par habitant et son revenu moyen reste inférieur à celui de la France. Sa dette, bien qu’un peu plus faible en proportion, dépasse encore 100 % du PIB ; une hausse durable des taux d’intérêt pourrait rapidement renverser la tendance. Quant au marché du travail, il reste marqué par une forte proportion d’emplois temporaires.
En somme, l’Espagne a bel et bien pris l’avantage sur la France sur certains indicateurs économiques clés : croissance, déficit, perception des marchés. C’est un signal fort, presque symbolique, pour un pays longtemps considéré comme l’élève fragile de la zone euro. Mais ce « sorpasso » reste pour l’heure un instantané : il témoigne d’un changement de rythme, plus que d’un bouleversement durable de la hiérarchie économique européenne.