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Algérie

Quand l’Algérie s’étouffe avec une frite (Chronique)

Par Oussama Nadjib 11 avril 2017
Un plat de frites pour 3 personnes pour une pomme de terre à 60-70 dinars, est-ce déraisonnable?

 

 

Elections et hausse des prix ne font pas bon ménage. C’est ce qui explique les dérives de la crise de la pomme de terre et les déboires d’un exploitant agricole à Aïn Defla (*)

 

 Kouider Khellas, un exploitant agricole de près de 70 ans, a été jugé en « comparution immédiate », condamné et emprisonné la semaine dernière à Aïn-Defla. Victime collatérale de l’affaire de la pomme de terre, il a joué le rôle de bouc-émissaire au profit d’un système devenu incontrôlable.

 La genèse de l’affaire est effrayante de banalité. Un haut responsable, intervenant à partir d’Alger, et cherchant une issue pour faire face à la hausse du prix de la pomme de terre, a choisi une solution à sa portée : dénoncer les spéculateurs. C’est-à-dire personne en particulier. Il a affirmé que les fellahs d’Ain-Sefra avaient soustrait au marché 21.000 tonnes de pomme de terre. Leur objectif : créer la pénurie et revendre leur produit à un prix élevé.

 Vérification faite sur place, au lendemain de cette déclaration, cette affaire était complètement fausse. Un montage complet. Au moment où cette information a été publiée, aucune marchandise n’avait été saisie, et personne n’avait été inquiété.  Mais l’opinion était rassurée : l’Etat était au courant de tout, il maitrisait la situation, et il allait entrer en guerre contre ces spéculateurs diaboliques.

 Les choses se sont emballées ensuite. Mise sous pression, la bureaucratie locale s’est trouvée dans l’obligation d’enquêter, de créer des commissions de contrôle, de se démener, de chercher un coupable. A en trouver un, elle l’a fabriqué, en la personne de Kouider Khellas, un gros producteur de pomme de terre local : vous ne le connaissez pas mais tous les habitants d’Alger ont probablement, un jour ou l’autre, consommé une pomme de terre provenant de ses champs.

 

Concours de circonstances

 

Kouider Khellas ne pouvait imaginer un alignement des astres aussi défavorable : une hausse du prix de la pomme de terre, une augmentation du prix de la plupart des légumes frais, une montée de tension sociale, le tout sur un fond de préparation des élections législatives.

 Comment admettre la rareté d’un produit aussi vital, alors que le discours dominant soutient que grâce au programme de son excellence le président Abdelaziz Bouteflika, la production agricole augmente de 13% par an depuis une décennie ? Comment expliquer que malgré tous les financements et les dispositifs mis en place, un produit apparemment facile à stocker en arrive à manquer ?

Cela, les bureaucrates d’Alger ne peuvent l’admettre. Ils ont donc recours aux fameux «spéculateurs», un concept hérité des années Boumediène, mais qui relève de la fiction pure, pour ne pas avoir à reconnaitre une évidence d’une surprenante banalité : si le prix de la pomme de terre est aussi élevé, c’est parce que la production entre décembre et février a été faible, et que les stocks constitués étaient insuffisants.

 De début mars à la mi-avril, c’est la période de soudure. Les prix dépendent des stocks. Le même phénomène d’absence de production se répète en octobre-novembre. Il suffit de le comprendre, de le dire, de l’assumer, et c’est tout. D’autant plus qu’en mars-avril, la nature offre des produits de substitution : c’est la saison des petits pois, fèves et artichauts.

 

Défaillances

 

Admettre que la production a été faible permettrait au gouvernement de voir pourquoi les dispositifs mis en place, comme le fameux Syrpalac, n’ont pas fonctionné ; de mettre fin aussi à tous les trafics auxquels ce système a donné lieu, et de prévenir de nouveaux dérapages ; de se demander pourquoi la production a été insuffisante cette année après trois années de surproduction.

 En fait, c’est là le nœud du problème. Le gouvernement aborde la question de la pomme de terre dans l’optique du consommateur, pas dans celle du producteur. Il veut satisfaire le consommateur, citadin et émeutier potentiel, plutôt que le producteur, peu apte à provoquer des troubles.

 A ce titre, le gouvernement considère que le prix « normal » de la pomme de terre se situerait, sur le marché de détail, autour de 40 dinars.  Cela laisse au fellah un prix de vente de 20 dinars le kilo, ce qui ne couvre pas les frais de production. C’est ce qui a provoqué la ruine de milliers de petits fellahs durant les trois dernières années, avec pour résultat inévitable une insuffisance de la production en ce début 2017.

 Méthode Tahkout

 Autre paradoxe : le gouvernement devrait se féliciter de voir le prix de la pomme de terre se stabiliser autour de 60-70 dinars. Cela permettrait une mise à jour du prix plus conforme avec les coûts. Entre semences, engrais, main d’œuvre, pesticides, les coûts ont probablement doublé sur les dix dernières années.

 Une hausse significative du prix « normal » est nécessaire pour garantir une augmentation de la production, elle-même vitale nécessaire pour satisfaire les nouveaux besoins, et pousser à un remplacement des céréales par la pomme de terre comme aliment de base. Après tout, offrir un repas de frites à trois personnes avec un kilo de pomme de terre acheté à 60-70 dinars n’est ni déraisonnable ni excessif.

Dernier détail : les prix doivent tenir compte des intrants d’un produit.  A titre indicatif, ceux qui se plaignent de la cherté de la tomate, par exemple, devraient prendre en compte un détail : un kilo de semence de tomate coûte 500.000 dinars. «Beaucoup plus cher que le kif », plaisante un fellah.

 Avec une telle hausse des coûts, les prix ne peuvent rester à des niveaux adaptés aux seuls consommateurs. Le gouvernement veut intervenir pour les maintenir à des seuils qui conviennent aux consommateurs. Il sait y faire : utiliser la méthode Tahkout, au risque de voir tout un pays étouffé par une frite.

 

(*) – Chronique publiée dans le Quotidien d’Oran du 6 avril 2017

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